La romancière Sophie Divry, grande admiratrice de Dag Solstad, a beau le qualifier « d'extrêmement drôle » dans la préface, il ne faudrait pas que les lecteurs qui découvrent le formidable et révéré écrivain norvégien de 80 ans avec ce troisième roman traduit en français par l'expert Jean-Baptiste Coursaud, s'attendent à une partie de franche rigolade. On rit certes en suivant de 34 à 50 ans la vie désolée et désolante de T. Singer, héros sans élan ni ambition. Mais c'est surtout d'un rire foncièrement tragique fait d'une ironie le plus souvent cruelle - Sophie Divry le souligne aussi -, d'une absurdité et d'un pathétique qui serrent peu à peu le cœur. On rit devant ce héros empêtré qui passe son temps à rater sa vie, sans pour autant parvenir à la « rater mieux », comme dirait Beckett.
Soumis à des hontes sociales paralysantes, penaud, empoissé dans l'indécision, homme en surplace dans une société sans salut, T. Singer, qui vient d'obtenir un diplôme de bibliothécaire, quitte Oslo en train un jour de juin 1983 direction une ville de province. « Singer à Notodden. Singer en train de vivre sa vie et toujours avec autant d'espoirs dans le sang », observe, sans appel, Solstad. Il se marie, perd accidentellement sa femme, et c'est veuf qu'il retourne à Oslo avec Isabella, sa belle-fille de 6 ans, et y retrouve un vieil ami devenu publicitaire. Les phrases répétitives de Solstad embrassent le flux de conscience, les boucles de pensées sans issue qui tournent piégées dans le for intérieur de cet homme « séquestré en lui-même ». Comme lorsque, encore jeune, Singer, qui a des velléités d'écriture, bute sur la première phrase de son roman et s'acharne comiquement à la reformuler, façon Bourgeois gentilhomme, la lucidité impuissante en plus. « Il n'aboutissait à rien. »
Après Honte et dignité (2008) et Onzième roman, livre dix-huit (2018), préfacé par Murakami, qui s'attachaient déjà à des quinquagénaires rongés par l'ennui d'être, Dag Solstad, sorte de Thomas Bernhard scandinave, confirme qu'il n'a pas son pareil pour peindre les désillusions anonymes et les mornes défaites. « Il existe dans chaque roman un grand trou noir, universel par sa noirceur - voilà, ce roman vient d'atteindre ce point-là », écrit-il peu avant la fin du roman. On y était tombé bien avant la page 290.
T. Singer Traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud
Noir sur Blanc
Tirage: 1 800 ex.
Prix: 19 € ; 304 p.
ISBN: 9782882506153