Le 22 novembre 2024, la Cour d'appel de Paris a rendu un arrêt marquant dans le cadre du litige concernant le film Mont-Dragon. Cette histoire de vengeance dans le milieu équestre avec Jacques Brel dans le rôle principal, réalisée en 1970 par Jean Valère et adaptée d’un roman éponyme de Robert Margerit, s'est trouvée au cœur d’une controverse liée à sa gestion et à son exploitation.
L’épouse du réalisateur décédé et unique ayant droit de sa succession avait intenté une action en justice contre la Société d’Expansion du Spectacle (SES), titulaire des droits de production depuis 2014, ainsi que contre Euro Vidéo International (EVI). Le contentieux portait principalement sur des manquements graves dans l’exploitation et la conservation de cette œuvre cinématographique.
La décision de la Cour d’appel de Paris (Cour d'appel, Paris, Pôle 5, chambre 2, 22 Novembre 2024 – n° 22/12941) met en lumière les obligations contractuelles des producteurs de films à garantir une exploitation conforme aux usages professionnels, notamment la restauration et la préservation des œuvres cinématographiques. Cette jurisprudence renforce la responsabilité des producteurs envers la gestion et la valorisation des œuvres culturelles.
Dans cette affaire, les éditions Gallimard avaient cédé les droits d'adaptation cinématographiques du roman par contrat du 10 octobre 1969 à la société Alcinter. Le film Mont-Dragon avait été coproduit par les sociétés Alcinter, Les Films Jacques Leitienne et la Société SES, selon un contrat de coproduction du 10 avril 1970.
Par contrat du 4 mai 1970, Jean Valère avait cédé à la société Alcinter ses droits d'auteur-réalisateur. Par contrat du 4 janvier 1982, la société Alcinter avait cédé ses droits à la société Les Films Jacques Leitienne aux droits de laquelle est venue la société UGC DA International. Jean Valère avait renouvelé la cession de ses droits d'auteur en qualité de coadaptateur et de réalisateur par contrat du 20 juillet 1993 à cette société jusqu'au 1er août 2008.
La société Studio Canal Image était venue aux droits de la société UGC DA International et avait signé avec Jean Valère une lettre-accord le 29 décembre 2006 aux termes de laquelle le réalisateur lui cédait ses droits d'auteur sur le film pour une durée de 32 ans à compter du 1er août 2008, en particulier pour le cinéma, la télévision (y compris vod et pay-per-view), la vidéo, le multimédia et tous moyens inconnus à ce jour.
Sortir une version restaurée
Par lettre du 17 février 2014, Jean Valère, par l'intermédiaire de son conseil, avait informé la société SES qu'il souhaitait retrouver la maîtrise sur son film qui nécessitait une restauration importante pour permettre une vente TV sur une chaîne nationale et une exploitation DVD de qualité et l'avait informée de l'intérêt porté par la société Gaumont à s'engager dans une restauration du film.
Il lui avait demandé si elle entendait exercer son droit de préemption et, dans l'affirmative, de lui confirmer qu'elle entreprendrait rapidement des travaux de restauration. Par lettre du 10 mars 2014, la société SES avait alors informé la société Studio Canal qu'elle exercerait son droit de préemption. En conséquence, les parts de coproduction de la société Studio Canal avaient été cédées à la société SES par contrat du 15 octobre 2014. La société SES était donc devenue titulaire de l'ensemble des droits de production sur le film (la société EVI étant aussi coproducteur indivis du film Mont-Dragon).
Par lettre du 12 mai 2017, le directeur juridique de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) a indiqué à la société SES que Jean Valère lui avait fait part de ses difficultés, en l'absence de restauration et d'exploitation du film, et qu'il souhaitait reprendre ses droits alors que la société Gaumont serait intéressée pour restaurer et exploiter le film.
Par courriels des 19 juillet 2017 et 6 septembre 2017, le directeur juridique de la SACD avait informé le conseil de la société SES de l'urgence à régler l'affaire car, suite à la disparition de Jean Valère, son épouse souhaitait organiser une rétrospective de son oeuvre.
Une action en justice
Après avoir mis en demeure la société SES par lettres des 21 mars et 6 avril 2018 d'exécuter son obligation au titre de la reddition de comptes, de lui indiquer le lieu de conservation des éléments du film et les mesures qui seront prises pour restaurer et conserver le film, la veuve de Jean Valère avait assigné, par actes d'huissiers du 2 août 2018, les société SES et EVI devant le tribunal judiciaire de Paris, aux fins de voir prononcer la résiliation de la lettre-accord du 29 décembre 2006, d'indemniser ses préjudices et de remise des supports originaux du film.
Selon elle, la société SES avait failli à plusieurs de ses obligations essentielles. Le film n’avait pas été exploité commercialement entre 2014 et 2015, période cruciale pendant laquelle les droits d’adaptation du roman étaient encore valides. Par ailleurs, la société SES n’avait pas pris les mesures nécessaires pour renégocier ces droits avec l’éditeur, échouant ainsi à préserver les bases légales de l’exploitation future du film.
En outre, le film n’avait pas été restauré, malgré des demandes explicites et les besoins impératifs d’adopter des standards techniques modernes pour permettre sa diffusion. Enfin, elle soulignait aussi que la société SES avait manqué à son obligation de reddition des comptes, privant ainsi l’ayant droit d’informations claires sur l’exploitation éventuelle de l’œuvre.
Un arrêt important
Le litige avait été initialement jugé en mai 2022 par le Tribunal judiciaire de Paris, qui avait prononcé la résiliation judiciaire du contrat de cession des droits aux torts exclusifs de SES. Contestant ce verdict, les sociétés SES et EVI avaient interjeté appel, arguant que les manquements invoqués étaient exagérés ou imputables à des obstacles techniques et juridiques indépendants de leur volonté. Dans son arrêt de novembre 2024, la Cour d'appel a confirmé la résiliation du contrat.
Sur l’absence d’exploitation du film. La Cour a constaté que la société SES n’avait pas exploité le film entre 2014 et 2015, période durant laquelle elle était titulaire des droits. L’entreprise imputait ce manquement à l’échec du renouvellement des droits d’exploitation du roman adapté, qu’elle attribuait à un manque de coopération de l’éditeur.
Cependant, la Cour a relevé que la société SES n’avait entrepris aucune démarche réelle pour régulariser la situation avant 2018. Ce manquement représente une violation de l’obligation d’assurer une exploitation conforme aux usages professionnels, telle que stipulée par l’article L. 132-27 du Code de la propriété intellectuelle.
Sur la reddition des comptes. L’article L. 132-28 impose au producteur de fournir à l’auteur un état annuel des recettes issues de l’exploitation de l’œuvre. Cette obligation, selon la Cour, s’applique même en cas d’absence d’exploitation, afin de garantir la transparence. La société SES a admis ne pas avoir respecté cette obligation, un manquement qualifié d’essentiel par la juridiction.
Sur le défaut de restauration du film. La société SES justifiait l’absence de restauration du film par un manque de rentabilité potentielle. Toutefois, la Cour a rappelé que l’accord professionnel impose au producteur de faire ses « meilleurs efforts » pour rendre l’œuvre disponible, en tenant compte des normes techniques et des usages du marché. En s’abstenant de restaurer le film, alors que cela était nécessaire à son exploitation, la Cour a considéré que la société SES avait manqué à ses engagements contractuels.
Sur la localisation des supports d’exploitation. Malgré la récupération de certaines bobines en 2014, la société SES n’a pas localisé tous les supports nécessaires à l’exploitation. Aucune démarche sérieuse n’a été entreprise pour retrouver ces éléments, ce qui a également constitué un manquement grave.
Enfin, cet arrêt rappelle aux producteurs leurs obligations impératives en matière d’exploitation, de transparence et de diligence. Les manquements aux normes professionnelles, même justifiés par des obstacles économiques ou techniques, ne peuvent être excusés sans preuves d’efforts concrets pour y remédier. La décision renforce également les droits des auteurs, en insistant sur la reddition des comptes comme un devoir essentiel. Ce cas pourrait servir de précédent pour d’autres litiges impliquant l’exploitation d’œuvres cinématographiques ou audiovisuelles, surtout dans un contexte où les normes technologiques et les pratiques du marché évoluent rapidement. Cet arrêt devrait inciter les professionnels du secteur à adopter des pratiques exemplaires pour garantir la valorisation et la sauvegarde des œuvres cinématographiques.