Il part en France faire ses études - un DEA (équivalent de l'actuel Master 2) en littérature française du XVIIIe siècle. On est en 1999. Fraîchement inscrit à la Sorbonne, Abdellah Taïa est diplômé de l'université Mohammed V de Rabat où il a écrit un mémoire sur Proust. Le futur écrivain ne quitte pas vraiment son pays natal puisque dès son premier livre, recueil de nouvelles autobiographiques, Mon Maroc (Séguier, 2000), il revient toujours et encore au royaume chérifien, à son enfance de « fils de chaouch » (« serviteur », « factotum », terme connoté péjorativement en arabe), huitième d'une fratrie de neuf... Né à Rabat où son père travaille comme agent de service à la prestigieuse Bibliothèque générale, Abdellah est un garçon très attendu puisqu'il arrive après six sœurs, mais l'enfant est original : « Pas comme les autres, j'étais souvent malade, j'étais fragile, ce qui m'épargnait les coups... J'amusais surtout la galerie en faisant la danse du ventre vue dans les films égyptiens. » La famille déménage de l'autre côté de la capitale, à Salé, dans le quartier populaire de Hay Salam. L'endroit est tout à la fois le Combray de l'écrivain, l'épicentre de sa créativité littéraire, un foyer très pauvre mais point dénué de chaleur et ce « bastion des larmes » où les amants ne peuvent s'aimer librement ni pour longtemps... « Je garde en moi cette proximité, cette sensation physique de promiscuité, où on était entassés les uns sur les autres. Nos corps étaient proches, nous mangions ensemble et sautions le repas ensemble quand il n'y avait rien à manger, ensemble nous pleurions devant les romances à la télévision, la nuit nous dormions ensemble sur une couverture jetée à même le sol... » confie l'auteur d'Une mélancolie arabe. Abdellah retourne inéluctablement à Salé - le clan Taïa, avec à sa tête la matriarche, femme puissante, et l'aîné des fils, prunelle des yeux maternels, qui avait, lui, sa propre chambre... Dans L'armée du salut (Seuil, 2006), qu'il adapte lui-même au cinéma, il esquisse la silhouette de ce frère adulé... Dans Vivre à ta lumière (Seuil, 2022), il consacre des pages d'une grande force à sa mère qui vient de mourir, mère courage et femme dure, s'il en fut, « afin d'endurcir ses enfants. » « La vie ne l'a pas épargnée. Elle avait été mariée une première fois avant mon père avant d'être chassée par sa belle-famille une fois veuve... Alors ma mère nous poussait à avoir toutes sortes de stratégies pour survivre et réussir. » L'ambition d'Abdellah Taïa s'est confondue avec son goût des mots et de l'image (il désirait faire du cinéma au départ et a tourné un second long-métrage) : il excelle en classe, obtient une bourse... Avec son nouveau livre Le bastion des larmes, c'est à ses sœurs qu'il a voulu rendre hommage, ce gynécée bruissant de cancans et soupirant d'amours secrètes... Le roman creuse également la question de l'identité sexuelle, dépeignant sans concession la violence d'une société sous le joug d'une piété rigoriste et d'une tradition patriarcale. Homosexuel et écrivain comme l'auteur, le narrateur alter ego fictif d'Abdellah Taïa revient à l'instar de l'assassin sur les lieux du crime... Son crime à lui ? Aimer les garçons et l'un en particulier, Youssef, qu'il a trahi en voulant l'oublier. L'amant est mort mais l'amour est vivant. Sean Rose
Le bastion des larmes
Julliard
Tirage: 8 500 ex.
Prix: 20 € ; 224 p.
ISBN: 9782260056515