Avant-critique Roman

La passerelle du temps. Bloignes, petite ville de province, au nord de partout, au sud de nulle part : ses trois barres HLM, ses petites maisons mitoyennes, sa gare pour rêver d'ailleurs, ses écoles à deux vitesses, selon qu'elles sont du centre potable ou des faubourgs oubliés... Ramadan a forcément un prénom périphérique, mais à 7 ou 9 ans, avec une assiette épicée par maman et des copains indifféremment bruns ou blonds, on peut trouver la planète et ses alentours plutôt fréquentables. Pour le meilleur voire pour le pire, le gamin est intelligent. Alors il lui faut quitter l'ami Nelson, franchir la passerelle qui sépare les quartiers, en gravir les marches en même temps que les échelons sociaux, pour entamer une nouvelle vie de l'autre côté du monde. Franchir les passerelles ? La métaphore est jolie et probablement liée à l'itinéraire du romancier, natif de l'Aisne, venu à Paris pour ses études. Après un remarqué La vallée des Lazhars (Agullo, prix Hors Concours 2023), Soufiane Khaloua revient avec Chasseurs d'été pour un second trajet initiatique, extrapolé bien sûr, mais sans le moindre doute charpenté par le sien ou celui de ses proches. Et Ramadan, devenu Dan, poursuit ainsi son chemin sur l'autre rive, celle aux multiples hiérarchies en vigueur dès la cour de récré. À quelques encablures de l'adolescence, il rencontre Paul, Max, Julien et Naka, croise les moins respectables Jeff, Eddy et Jérôme. Décryptés avec tact et tendresse par l'auteur dont l'écriture possède une douceur mélancolique rare à peine assombrie lorsque le temps se gâte, les premiers pas circonspects de Dan en terrains proprets prennent bientôt de l'assurance. Et la perception qu'a Dan de son microcosme d'origine change au fil des ans. Des allégories de l'enfance aux constats plus cinglants des années lycée, il raconte le temps qui rassure ou blesse.

Néanmoins, sans espoirs balnéaires, les étés passent, un peu mornes et semblables. Mais, telle une autre passerelle entre deux époques d'une même enfance, le décès, accident, meurtre ou suicide, de Nelson ponctue les 15 ans de Dan et lui inculque à la dure les affres et réalités de l'existence. Dans la douleur, il est adulte désormais. Et les gentilles extrapolations des petits cèdent le terrain aux omissions et mensonges beaucoup plus toxiques des grands. D'autres étés prennent forme pourtant, comme filmés par Éric Rohmer, avec plages bretonnes, premiers amours et amitiés loyales jusqu'à l'aveuglement. La grégarité animale s'apprend, une bande se forme puis s'effiloche.

Si le sujet du parcours vers la maturité peut sembler classique (décliné encore récemment par Les vivants d'Ambre Chalumeau paru en mars chez Stock), Soufiane Khaloua y apporte une grande pudeur et une touche noire toute aussi mesurée et personnelle. D'un flou persistant émergent des images concrètes dans lesquelles chacun de nous trouvera des bribes de son reflet. Le miroir nous est tendu mais aucunement imposé. On y regardera avec plus ou moins d'honnêteté nos destins simples, nos pensées moins cartésiennes parfois, nos rêves ou élucubrations intimes « car l'homme n'est point une création solide et durable mais plutôt un essai et une transition ; il n'est pas autre chose que la passerelle étroite et dangereuse entre la nature et l'esprit ». Hermann Hesse, Le loup des steppes.

Soufiane Khaloua
Chasseurs d'été
Agullo
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 22,90 € ; 272 p.
ISBN: 9782382461419

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