Avant-critique Mémoires

Zygmunt Bauman, "Ma vie en fragments" (Premier Parallèle)

Zygmunt Bauman - Photo © Michal Korta / Korta Studio

Zygmunt Bauman, "Ma vie en fragments" (Premier Parallèle)

Les mémoires du grand sociologue Zygmunt Bauman, auteur de La vie liquide, lèvent le voile sur sa trajectoire singulière.

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Par Laurent Lemire
Créé le 24.11.2023 à 09h00

Une solide vie. Zygmunt Bauman (1925-2017) était resté silencieux sur un parcours pour le moins étonnant. La chercheuse Izabela Wagner, autrice d'une biographie à paraître en 2024 aux Éditions de la Maison des sciences de l'homme (Bauman. Une biographie) a eu accès à ces documents privés qui constituent Ma vie en fragments, patchwork de textes dans lesquels le sociologue polono-britannique répond aux attaques dont il fut l'objet. Pour le comprendre, il faut revenir sur cet itinéraire singulier dans un moment très particulier de l'histoire européenne.

Zygmunt Bauman est né à Poznań, dans l'ouest de la Pologne, une ville longtemps sous domination germanique. Ses parents juifs, des commerçants plutôt nécessiteux, ne sont pas pratiquants. Après l'invasion de son pays par l'Allemagne, la famille s'enfuit en URSS. En 1944, Zygmunt s'engage dans la Première armée polonaise sous contrôle soviétique et participe à la bataille de Berlin. Jusqu'en 1953, il est commissaire politique du Parti ouvrier polonais. Au KBW, sorte de mini-NKVD (Commissariat du peuple aux affaires intérieures), il lutte contre les opposants au régime stalinien. Il obtient même le grade de major. Aurait-il poursuivi sa carrière si son père, sioniste comme lui, n'avait pris contact avec l'ambassade du jeune État d'Israël à Varsovie en vue d'émigrer ? Zygmunt est illico licencié. « Je quittais le KBW avec un drapeau rouge dans mon curriculum vitæ. » Après son renvoi, ce diplômé en sciences sociales trouve un poste de professeur de sociologie à l'université de Varsovie dont il est évincé en 1968. On l'accuse d'avoir corrompu la jeunesse polonaise en enseignant une science « bourgeoise ». Il trouve alors refuge à l'université de Leeds, dans le nord de l'Angleterre, jusqu'à sa retraite.

Ce qui intrigue dans cette existence chahutée, c'est évidemment le passage par cette police politique. « Non, c'était moi, à n'en pas douter, avec mon bagage d'expériences et de réflexions personnelles, qui, d'une manière ou d'une autre, coexistait avec une profonde croyance dans le socialisme, en l'idée de justice, etc. » Les nationalistes polonais et les anticommunistes britanniques l'ont critiqué sur cette période qui n'a jamais fait l'objet d'aucune accusation. Car ce marxiste de plus en plus critique change à son arrivée au Royaume-Uni. Avec la démocratie, sa vision de la sociologie s'humanise. Depuis le Printemps de Prague, il voit l'équation complexe d'une modernité en quête de sécurité tout en voulant préserver sa liberté. C'est à partir de ce paradoxe qu'il en vient à ce concept de société « liquide » qui favorise la consommation et le périssable.

Bauman reconnaît avoir mûri lentement. Et il évoque avec beaucoup d'allant sa vieillesse, ce demain qui « semble être une éternité », cette éternité elle-même inaccessible et ce passé dont on ne cesse de penser comme à des briques que l'on voudrait remettre dans l'ordre pour « faire d'une vie une histoire ». Mais aucun regret, aucune tristesse dans la vie de cet homme solide qui a si bien compris tout ce qu'il y avait de fragile dans la nôtre.

Zygmunt Bauman
Ma vie en fragments
Premier Parallèle
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 25 € ; 300 p.
ISBN: 9782850612084

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