"L’écriture est la première rébellion." Les deux actions siéent bien à Kamel Daoud, l’écrivain algérien dont la voix résonne quelquefois comme un cri. Celui qu’il pousse dans ses articles engagés ou dans ses chroniques récentes, attestant une plume indépendante. Goncourt du Premier roman 2015, Meursault, contre-enquête l’a imposé parmi les auteurs qui comptent. Zabor ou Les psaumes en est la confirmation, tant ce texte lyrique possède une force magique.
Tout comme Camus, son héros évolue dans un milieu analphabète. "A huit ans exactement, je découvris l’horreur de l’indicible." Comment mettre des mots sur l’abandon ? La mort de sa mère, répudiée, ou le rejet de son père lui semblent inconcevables. Dès lors, son réconfort prend corps dans les livres, dont il s’abreuve sans fin. Toutes les réponses ne s’y trouvent pas, mais ils ne le déçoivent point. Zabor se sent depuis toujours différent. "Je n’étais pas seulement l’enfant de l’émerveillement, j’étais aussi celui de la peur et de l’inquiétude." La religion, qui anime ses congénères, ne l’inspire guère. "Le Livre n’était jamais expliqué, commenté ou raconté." Ce rebelle refuse de fréquenter la mosquée, mais il défie l’ordre du monde en cultivant son don, l’écriture.
Si Shéhérazade sauve sa peau en contant des histoires, Zabor doit pouvoir remettre la mort aux calendes grecques. La richesse de son imaginaire irrigue ses monologues intérieurs, qui rythment la narration. Que faire lorsqu’un un choix cornélien se présente à lui ? "Ecrire ou garder le silence." Face à son père mourant, doit-il exercer son don afin de prolonger sa vie ? Brusquement les vannes s’ouvrent. Passé et présent s’entremêlent comme dans une danse fiévreuse. D’autant que son corps s’éveille sous l’œil des "femmes interdites", comme sa tante bienveillante ou la belle Djemila. Pourra-t-il "la sauver de la vieillesse, de l’usure ou du suicide" ? Zabor ne peut pas se substituer à Dieu. Cela ne l’empêche pas de croire que "le monde était un livre, n’importe quel livre, tous les livres possibles, écrits ou à écrire." Pour cela, il a besoin d’un outil précieux, les mots. Mais comment faire quand on est un "Robinson arabe d’une île sans langue…" ? "Ma découverte de la langue française fut un événement majeur car elle signifiait un pouvoir." Avoir enfin les clés pour s’exprimer en toute liberté. Kamel Daoud n’est pas près d’y renoncer. Voilà pourquoi il façonne cette fable en hommage à la littérature et à la langue de Molière. Elles semblent l’avoir ressuscité, au point de lui donner l’émancipation tant rêvée. A travers ce roman exigeant, au parfum presque persan, l’écrivain affirme sa singularité au sein d’une société algérienne minée par des croyances obscurcissant l’horizon imaginaire. Enfin, cette fiction aborde aussi une question millénaire : pourquoi la littérature nous aide-t-elle à traverser le désert et le temps ? Kerenn Elkaïm