Guerre en Ukraine

Ukraine : un mois après l’attaque de l’imprimerie de Kharkiv, un lourd impact pour l’édition

L'imprimerie Faktor Druk de Kharkiv, détruite par des missiles russes le 23 mai dernier. 7 employés ont été tués. - Photo Kharkiv Military Administration / ANADOLU / Anadolu via AFP

Ukraine : un mois après l’attaque de l’imprimerie de Kharkiv, un lourd impact pour l’édition

Fin mai, des missiles russes détruisaient Factor Druk, la principale imprimerie d’Ukraine, représentant un tiers de la production de livres du pays. Oksana Khmelyovska et Olesia Boyko, journalistes pour Chytomo, principal média sur l’édition en Ukraine, reviennent pour Livres Hebdo sur les impacts de cette attaque sur un marché du livre ukrainien déjà éprouvé par la guerre. 

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Par Livres Hebdo
avec Chytomo Créé le 09.07.2024 à 10h00

Article original signé par Oksana Khmelyovska et Olesia Boyko sur Chytomo et disponible à cette adresse.

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Le 23 mai dernier, une attaque de missiles russes a détruit Factor Druk, la principale entreprise de production de livres et de produits éditoriaux en Ukraine, infligeant un coup dur à l'industrie éditoriale du pays. L'attaque a tué sept personnes, sept employés de l'entreprise, sept professionnels hautement qualifiés.

Mais ce n'est pas tout. Les explosions causées par les missiles ont détruit des machines coûteuses et difficiles à remplacer en temps de guerre, entraînant un recul des commandes – donc des nouvelles sorties de titres – et une probable augmentation du prix des livres. L'attaque russe contre Factor Druk a également un impact sur le secteur de l'éducation, puisque l'imprimerie produisait 40 % des manuels scolaires utilisés en Ukraine.

Les employés, leurs vies et leur travail

L'attaque contre Factor Druk est une énorme tragédie humaine – une énième depuis l'invasion russe en Ukraine – mais aussi professionnelle, car elle touche l'ensemble de l'industrie des contenus. Les victimes étaient des professionnels hautement qualifiés avec des années d'expérience, et leur perte est profondément ressentie – même en termes de compétences perdues – par toute la communauté éditoriale.

Oleksandr Popovych, directeur de Unisoft – une autre importante imprimerie ukrainienne, déjà endommagée par les attaques russes ces derniers mois – s'est déclaré attristé par l'événement, « car de nombreux employés de Factor Druk avaient des relations personnelles et professionnelles avec nous ».

La guerre, raconte Oleksandr Popovych, oblige les gens à abandonner leurs villes et leurs emplois, pour tenter de se mettre à l'abri ou pour aller combattre : « 22 employés d'Unisoft sont en première ligne et l'un d'entre eux a été tué ».

Sans compter que Factor Druk et Unisoft ne sont pas les seules entreprises de la chaîne éditoriale ukrainienne que la Russie a frappées. En mars, une attaque de missiles a été lancée contre Hurov and Co., et en juillet 2022, une autre a gravement endommagé, jusqu'à presque la détruire, Print House, une autre imprimerie. La même année, des missiles russes ont aussi frappé le centre logistique de la maison d'édition Ranok.

« La perte de vies humaines est l'aspect le plus dévastateur de cette tragédie, a commenté Viktor Kruglov, directeur de la maison d'édition Ranok. Tandis que les équipements peuvent être remplacés, les personnes qui ont perdu la vie durant l'attaque sont irremplaçables, d'un point de vue humain et professionnel. La guerre nous fait également vivre une pénurie chronique de personnel qualifié ».

Les délais d’impression

Tetiana Hryniuk, directrice générale de Factor Druk, a expliqué que l'entreprise cherche actuellement des machines d'occasion pour remplacer celles détruites par l'attaque, car en acheter de nouvelles aurait un coût prohibitif. En attendant, l'entreprise enlève les débris causés par l'explosion et refait le toit.

La capacité de production annuelle de Factor Druk, qui est de 10 millions de livres – soit un tiers de tous les livres imprimés en Ukraine – ne peut pas être compensée par d'autres imprimeries, entraînant des retards dans les livraisons des nouvelles sorties.

En plus des retards, Viktor Kruglov prévoit que l'attaque russe contre Factor Druk entraînera une augmentation des coûts des livres. Un scénario aggravé par les coupures de courant, la pénurie de matériaux et les potentiels nouveaux bombardements dans la région de Kharkiv, où se trouvent de nombreuses imprimeries.

L'impact sur l’éducation

Au moment du bombardement, environ 3% des manuels scolaires destinés aux écoles ukrainiennes pour la prochaine année académique étaient en cours de production chez Factor Druk. Le complexe imprimait annuellement 40% de tout le matériel pédagogique pour les écoles ukrainiennes, et maintenant la production est complètement arrêtée. Parmi les conséquences de l'attaque russe, l'une des plus significatives concerne justement la production des manuels scolaires.

« Tandis que les sorties de livres de fiction peuvent être retardées, les manuels scolaires ont des échéances strictes. Le ministère de l'Éducation lance un appel d'offres pour les manuels scolaires au printemps, et les éditeurs doivent imprimer et livrer aux écoles les publications commandées avant le début de l'été, ce qui rend cruciale la ponctualité de la production », a raconté Viktor Kruglov.

L'évaluation des dommages

On estime que les pertes de Factor Druk suite à l'attaque, y compris les équipements détruits et endommagés, dépassent les 8,5 millions de dollars, tandis que plus de 100 000 livres seraient perdus. 

Tetiana Hryniuk estime que la restauration de l'imprimerie pourrait prendre jusqu'à six mois.

Quels fonds pour la reprise ? 

Ni les éditeurs ni les imprimeries ne recevront de compensation pour les dommages subis lors des attaques russes, car les compagnies d'assurance refusent d'assurer les entreprises de Kharkiv. L'aide privée et publique devient donc cruciale pour rétablir l'opérativité des entreprises touchées.

Dès l’attaque, les lecteurs se sont mobilisés avec des dons et des achats pour soutenir le groupe Factor et les maisons d'édition touchées. Le transporteur Nova Poshta est intervenu en faveur des éditeurs en offrant la livraison gratuite sur les livres : en un mois, il a livré 19 492 commandes passées sur le site de Vivat, soit quatre fois plus que le mois précédent. Depuis l'attaque de Kharkiv, Vivat a expédié presque 28 000 commandes et a encore 8 000 précommandes en attente d’impression.

Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy a ordonné au ministère de l'Économie et au gouvernement régional de Kharkiv de fournir un soutien étatique au secteur éditorial. Cependant, il est trop tôt pour parler d'assistance financière gouvernementale pour la reprise, car l'Ukraine ne dispose pas d'un mécanisme consolidé pour fournir des aides financières aux entreprises privées.

Un grand soutien à l'édition ukrainienne pourrait venir du choix de la Commission européenne d'acheter des livres dans le pays pour les bibliothèques publiques.

La Russie a porté un coup dévastateur aux capacités d'impression de Kharkiv juste une semaine avant le festival international Book Arsenal, l'un des principaux événements de l'industrie éditoriale ukrainienne. En signe de solidarité avec Factor Druk et les éditeurs touchés, le festival a accueilli l'exposition « Livres détruits par la Russie », où étaient exposées des publications carbonisées et les visiteurs pouvaient faire un don pour la reconstruction de l'imprimerie via un QR code. L'exposition, très marquante, voyagera maintenant dans divers pays pour soutenir l'industrie éditoriale ukrainienne.

 

A propos de Chytomo : « Ce qui se lit » en français, est le principal magazine web indépendant sur l'édition et les processus culturels contemporains en Ukraine. Il a été fondé en 2009 par Iryna Baturevych et Oksana Khmelyoska, deux observatrices des marchés éditoriaux dans les principaux médias ukrainiens et divers médias professionnels américains. « Depuis deux ans, nous essayons d'informer nos collègues internationaux sur ce qui se passe avec l'édition ukrainienne, en écrivant en anglais. Mais en raison des limitations d'électricité, des attentats à la bombe et du manque de budgets publicitaires des éditeurs ukrainiens, il devient presque impossible pour nous de continuer à faire tourner notre média indépendant », explique à Livres Hebdo Iryna Baturevych, appelant à l'aide via la plateforme Patreon. Retrouvez Chytomo à cette adresse, sur LinkedIn et sur X. 

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