Porté en mai, pour deux ans, à la présidence de l’American Booksellers Association (Association des libraires américains, ABA), Steve Bercu est le P-DG de la très dynamique librairie Book People, à Austin (Texas). Celle-ci, qu’il a cofondée en 1970 après des études à Austin, mais aussi à Nancy, en 1968, compte 2 600 m2 de surface et emploie 95 salariés. Le nouveau président de l’ABA est aussi une figure éminente du mouvement « Buy local » (« Consommez localement »), dont il a été l’un des initiateurs il y a douze ans aux Etats-Unis.
Comment expliquez-vous que les libraires américains indépendants aient pu réaliser 8 % de croissance en 2012 ?
Une petite part de l’explication vient de la faillite de Borders l’année précédente. C’était une chaîne de librairies physiques, et il fallait bien que les clients aillent quelque part. Ils ont souvent été chez Barnes & Noble, dont les magasins étaient voisins dans un grand nombre de cas, mais aussi chez les indépendants lorsqu’ils s’en trouvaient à proximité. Pour ma part, alors que j’avais trois succursales Borders à proximité de ma librairie, j’en ai récupéré un petit peu.
En second lieu, la situation économique s’est améliorée dans l’ensemble du pays. Enfin, et je crois que c’est l’explication principale de la consolidation de notre réseau, le pouvoir d’attraction du mouvement « localiste », qui se développe autour du slogan « Buy local » [« Consommez localement », NDLR], s’est considérablement renforcé au fil des années. Il y a vraiment maintenant une clientèle qui recherche ce qui est local, ce qui est unique. Nous tirons les fruits de plus de dix ans d’efforts dans ce domaine.
Cette inversion de tendance ne se traduit pas seulement dans la hausse de nos ventes. Il y a, dans tous le pays, des gens qui se lancent dans la librairie. Depuis une demi-douzaine d’années, de grandes librairies bien installées comme Harvard Bookstore (Boston), Politics & Prose (Washington), Book Stall (Chicago) ou Book Soup (Los Angeles) ont bénéficié de processus de transmission réussis. Enfin, après dix ans de recul, le nombre d’adhérents à l’ABA remonte doucement mais continûment depuis trois ans. Ils sont 1 750, représentant 1 950 librairies.
Pourtant, la progression de la vente en ligne, physique et numérique, est telle que la part de marché des indépendants recule tout de même.
Je dirais plutôt qu’elle stagne car, effectivement, la vente en ligne fait la différence. En ce qui concerne le numérique, tous secteurs confondus, il représente aux Etats-Unis 21 % des ventes en exemplaires et 11 % du chiffre d’affaires. Certes, pour les « big six » [les six plus grands groupes de littérature générale, NDLR], le numérique pèse jusqu’à 25 % du chiffre d’affaires ; mais cela veut dire qu’il ne touche pas tout le monde.
C’est tout de même un défi très important. Aujourd’hui, le numérique est vraiment marginal dans nos librairies indépendantes. Dans ma librairie, Book People, depuis que l’ABA a conclu un accord avec Kobo en décembre, je n’ai réalisé que 4 000 dollars (3 062 euros) de chiffre d’affaires avec le livre numérique. En termes de revenus, cela représente en tout et pour tout… 350 dollars (268 euros) ! Il nous faut trouver une formule techniquement et commercialement simple pour les clients. Les gens ne veulent pas s’inscrire sur un site. Ils ne veulent pas d’un processus d’achat en trois étapes. Ils veulent seulement scanner le code du livre et le télécharger, c’est tout. C’est un peu comme ça chez Apple ou chez Kobo, à cette distinction près que, dans un cas comme dans l’autre, le processus d’inscription préalable est, lui, trop lourd.
Vous avez évoqué le mouvement « Buy local », dont vous avez été un des initiateurs il y a douze ans. Où en est-il aujourd’hui ?
Quand nous avons démarré en 2001, le mouvement ne touchait que deux villes, Austin (Texas) et Boulder (Colorado). Maintenant, il est implanté dans des centaines de villes. Mes confrères libraires, auxquels j’en parle depuis douze ans, sont bien sûr très impliqués. Il y a deux organisations nationales entièrement bénévoles : l’American Independent Business Alliance (AMIBA), dont je suis vice-président, et la Business Alliance for Local Levable Living Economies (BALLE). Mais les campagnes demeurent locales.
Ce mouvement a désormais un très fort taux de pénétration dans tout le pays. Personne n’ignore son existence au point que, il y a deux ans, American Express a commencé à organiser le quatrième samedi de novembre des « Small Business Saturday » [« Samedis du petit commerce », NDLR]. L’an dernier, où American Express a offert 25 dollars à chacun des 200 000 premiers utilisateurs de la carte dans un commerce de proximité, cela a été un énorme succès, avec, sur une seule journée, un volume de transactions de 5,5 milliards de dollars (4,2 milliards d’euros) dans tous le pays, tous secteurs confondus. Nous-mêmes, chez Book People, avons fait 36 % de progression ce jour-là, et nous ne sommes pas les seuls. Ainsi, même les groupes qui ne sont pas du tout locaux veulent l’être d’une certaine manière. C’est un tel phénomène, que même le géant mondial de la distribution, Walmart, fait de la publicité sur le thème « Venez acheter dans votre Walmart local » !
Quelles sont vos priorités pour vos deux ans de mandat à la présidence de l’ABA ?
Bâtir un meilleur partenariat avec les éditeurs en général ; passer du temps pour obtenir de meilleures conditions commerciales pour eux comme pour nous. Je suis convaincu que nous pouvons améliorer l’efficacité de la distribution et des services à la clientèle dans leur intérêt comme dans le nôtre. C’est vraiment mon objectif général.
Les éditeurs américains ont-ils aujourd’hui une plus forte conscience du rôle spécifique de vos librairies ?
Oui, il y a un changement. Le climat est d’abord différent à cause de la faillite de Borders, qui a été un choc pour les éditeurs. Elle a fait ressortir le rôle que jouent les individus libraires pour la vente des livres. Amazon dispose sans doute d’un formidable algorithme, mais ils n’ont pas de vrais gens face aux clients. Tout le monde sait cela mais, avant, les éditeurs faisaient comme s’ils ne le savaient pas. Désormais, ils doivent nous donner plus de marge pour que nous puissions travailler plus efficacement pour les aider à faire découvrir leurs livres.
La procédure intentée par le Department of Justice (DOJ, ministère de la Justice américain) a contraint les grands éditeurs à renoncer pour deux ans à réguler les prix des livres numériques par des contrats de mandats. Comment analysez-vous la situation ?
Je ne vois pas pourquoi les éditeurs ne reviendraient pas dès que possible au contrat de mandat, car ils en ont besoin pour revaloriser leurs livres, qui ont été dévalorisés par Amazon. C’est en tout cas ce que je souhaite pour les livres numériques, et aussi pour les livres imprimés même si je sais bien que ce n’est pas aussi évident aux Etats-Unis qu’en France ou en Allemagne.
Précisément, dans un pays où la libre concurrence est le fondement de l’économie, comment comprendre que les autorités fédérales facilitent un monopole d’Amazon ?
Quand les grands éditeurs ont introduit le contrat de mandat, cela a fait tomber la part d’Amazon dans les ventes de livres numériques de 92 % à 60 %. Cela facilitait bien la concurrence. Mais vous savez, il y a deux ans, nous avons été au DoJ. J’ai écouté leur dizaine de juristes. Pour eux, il n’y avait qu’une seule question importante : permettre le prix de vente le plus bas possible. Leur position est ridicule.
En plus, la relation d’Amazon à la fiscalité est aussi un problème. Par rapport à nous, cette entreprise fonctionne depuis l’origine avec un avantage compétitif de 10 %.
La relative fragilité de la chaîne Barnes & Noble, même si elle n’a pas les problèmes de management qu’a connus Borders, ne risque-t-elle pas de favoriser aussi un quasi-monopole d’Amazon ?
Je ne souhaite pas la faillite de Barnes & Noble, de même que je n’ai pas souhaité celle de Borders. Ce pays a besoin de librairies physiques. Ils ont actuellement 700 succursales. Ils ferment celles qui sont sur de mauvais emplacements, et ils en fermeront d’autres. Avec 200 de moins, ce sera une entreprise plus saine. Il est vrai cependant que nous, indépendants, ne sommes pas en mesure de reprendre ces librairies qui ferment et que, au total, ce processus tend à renforcer encore la librairie en ligne. <