On les appelle les "Bridge People", les gens des ponts. Sans doute est-ce parce que cette poignée de damnés de la terre vit à Calusa (une grande ville balnéaire qui ressemble à Miami) sous un pont autoroutier et urbain, mais aussi parce que ce nom "prend également son sens dans le fait qu'ils forment un pont entre les gens qui passent pour des êtres humains normaux et les animaux". Tous convaincus d'être des criminels sexuels et condamnés à une double peine, soustraits au regard de leurs contemporains, SDF modernes, bracelets électroniques à la cheville. Parmi eux, un innocent (au moins, métaphysiquement parlant). Le Kid, un enfant de 22 ans, qui traverse son bannissement en promenant au bout d'une laisse Iggy, son iguane de compagnie... Le Kid n'a pas connu son père, trop bien connu sa mère, jamais connu de femmes autrement que par le truchement d'un écran, chats et forums porno qui font l'ordinaire de la sphère Internet. Jusqu'à ce qu'il tombe dans un piège tendu par la police et soit inculpé de détournement de mineure. Depuis, en libération conditionnelle, il erre de boulots misérables en recherches infructueuses de logement, ressassant aussi son échec à l'armée qui ne l'a pas jugé digne d'aller "faire le héros" en Afghanistan. Il n'intéresse personne et a tendance à trouver cela naturel. Jusqu'à ce qu'un professeur à l'université de Calusa, titulaire d'une chaire de sociologie, ne le prenne sous son aile comme objet d'étude et dévoile peu à peu une inquiétante étrangeté...
Le Kid est le héros de Lointain souvenir de la peau, le nouveau roman de Russell Banks paru il y a un an aux Etats-Unis. Il a été salué par la presse, le New York Times en tête, comme "l'un des grands romans de ce temps". S'il l'est, c'est d'abord par l'ampleur et l'ambition de son projet. De quoi est-il question dans cette cathédrale romanesque paranoïaque ? Des démons de l'Amérique puritaine, bien sûr, de son éternelle "fabrique de déclassés", mais revêtus cette fois-ci des habits neufs de la virtualité et de la Toile. Russell Banks présente son livre comme "l'histoire d'un homme bon qui va perdre sa bonté". C'était déjà l'argument de Continents à la dérive (Actes Sud, 1994), roman auquel ce Lointain souvenir de la peau fait écho. Ici aussi, Banks s'y définit d'abord comme le grand romancier compassionnel de l'Amérique contemporaine, en empathie avec ses personnages malmenés par un pays et une époque qu'ils ne comprennent pas. Un pays et une époque qui ne se sont pas construits contre eux, mais tout simplement en les ingnorant... Cette humanité jaillissant comme de la mauvaise herbe d'un monde qui paraît l'avoir bannie, apparente Russell Banks, plus qu'à aucun de ses contemporains en écriture, à un Mark Twain ou à un Dickens. Un maître, en tout cas.