Entretien

Sophie de Closets : « Peu de maisons ont la chance de célébrer leurs 150 ans »

Sophie de Closets, P-DG des éditions Flammarion - Photo OLIVIER DION

Sophie de Closets : « Peu de maisons ont la chance de célébrer leurs 150 ans »

Alors que Flammarion fête ses 150 ans, Sophie de Closets, présidente-directrice générale de la maison, évoque un passé qui l'oblige, et partage ses perspectives d'éditrice généraliste dans un monde saturé d'images. 

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Par Jacques Braunstein
Créé le 26.09.2025 à 18h00

Livres Hebdo : Que représentent les 150 ans de Flammarion pour la maison et pour vous ? Et qu'est-ce qu'organise la maison à cette occasion ?

Sophie de Closets : Peu de maisons ont la chance de célébrer un tel anniversaire ! Flammarion a été fondée par Ernest Flammarion, en association avec un libraire, Charles Marpon, et son histoire comme son catalogue sont d'une richesse impressionnante. C'est une maison qui, tout au long de son existence, est très tournée vers la nouveauté et valorise son fonds notamment à travers ses grandes collections de poches, comme « Champs » ou « GF », et son fonds jeunesse avec « Les albums du Père Castor », notamment. Pour mettre en avant les pépites que recèle le fonds Flammarion, nous avons réédité dans une collection anniversaire des titres emblématiques et anciens parus au sein de la maison et reflétant sa grande diversité, de Colette à Fernand Braudel, d'Alberto Moravia à François Mitterrand, ou encore Paul Bocuse. Pour fêter cet anniversaire, nous avons choisi d'organiser deux événements.

Sophie de Closets
Sophie de Closets- Photo OLIVIER DION

D'abord au mois de septembre, l'exposition Le savant et l'éditeur à la Galerie Gallimard (Paris VIIe), conçue par Alban Cerisier et son équipe, retrace les débuts de la maison et présente pour la première fois de fabuleuses illustrations originales publiées dans des livres de Camille Flammarion. Lorsqu'Ernest Flammarion, libraire, fonde sa maison d'édition, la France connaît un essor de la lecture, de l'instruction publique et du savoir. Son frère Camille, l'astronome le plus célèbre de son époque et dont on commémore cette année le centenaire de la mort, publie dès 1879 l'Astronomie populaire et de nombreux livres de science qui ont un succès retentissant. Pour atteindre le grand public, le savoir doit plaire et l'illustration contribue beaucoup à cette diffusion. Il nous paraissait intéressant de célébrer ce souci de diffuser dans la joie et la beauté le savoir aujourd'hui, alors que la science et l'expertise sont malheureusement très contestées. C'est ce moment historique que retrace aussi l'historienne Elsa Courant dans un livre paru chez Flammarion en septembre dont le titre sonne comme un manifeste : Faire rêver le monde.

Et, deuxième temps fort de notre anniversaire, nous organisons un festival réunissant plus de 40 auteurs publiés par Flammarion qui vont rencontrer le public au cours du week-end du 18 et 19 octobre prochain, à Deauville. Le Fameux Festival se tiendra aux Franciscaines, un lieu multiculturel qui accueillera des débats, des ateliers, des séances de dédicace et même un bal littéraire. Aller à la rencontre des lecteurs et leur proposer d'entendre, de rencontrer nos auteurs, de débattre, c'est une manière de s'inscrire dans l'héritage de Flammarion : rendre le savoir et l'imaginaire joyeusement accessibles à tous, rappeler sans relâche que les expériences de lecture sont des expériences exaltantes et enthousiasmantes.

Votre boussole demeure-t-elle : « Sommes-nous assez exigeants et grand public » ?

Exigeants, oui, mais pas au sens d'élitiste. Au contraire. Notre exigence, c'est de publier des textes de grande qualité et de les mettre dans les mains du plus grand nombre. La liberté et l'indépendance, dont nous avons l'immense chance de disposer au sein du groupe Madrigall, sont au service d'une très grande diversité avec comme seule frontière notre imagination.

Biographie

« Les enquêtes peuvent jouer un rôle sociétal »

Parmi vos republications, on retrouve Paul Bocuse ou Colette, mais aussi Vladimir Jankélévitch ou Fernand Braudel. Pourrait-on aujourd'hui faire des succès avec des livres aussi pointus ?

C'est un peu un poncif de déplorer l'âge d'or des sciences humaines, de penser qu'il est derrière nous. Dans les années 1960 à 1980, Michel Foucault et Emmanuel Le Roy Ladurie faisaient l'actualité et certains de leurs livres caracolaient au sommet des best-sellers. Aujourd'hui, du fait de la place prépondérante des écrans, la structure du débat public et sa polarisation renforcée par les réseaux sociaux, l'accélération de nos vies, l'époque a hélas beaucoup changé.

Ce n'est pas pour autant que nous avons déserté les sciences humaines, bien au contraire ! Et souvent avec succès : depuis le début de l'année, Ève de Cat Bohannon, une histoire de l'humanité à travers l'évolution du corps féminin, s'est vendu à 15 000 exemplaires. Parler avec sa mère, essai de philosophie éthique de Maxime Rovère ; Le monde confisqué de l'historien Arnaud Orain ou Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot de la philosophe Manon Garcia atteignent ou dépassent 10 000 ventes. Et Didier Eribon est traduit dans vingt langues. Côté documents, le succès de La meute de Charlotte Belaïch et Olivier Pérou ou des livres de Jimmy Mohamed démontrent notre dynamisme. Une enquête sur un parti politique qui fait 120 000 ventes, c'est rare mais réjouissant.

Pourtant, Les ogres de Victor Castanet s'est beaucoup moins bien vendu que Les fossoyeurs, son précédent livre, que vous aviez publié chez Fayard. 

Un succès comme celui des Fossoyeurs, qui s'est vendu à près de 300 000 exemplaires, a reçu cinq prix, a contribué à changer la société, c'est quand même assez rare, non ? Nous sommes très fiers d'avoir publié Les ogres, l'enquête de Victor Castanet sur les crèches privées, qui paraît ces jours-ci en poche chez J'ai lu et s'est déjà vendu à près de 30 000 exemplaires. Le livre, dont les droits d'adaptation audiovisuelle ont été cédés avant parution, a permis de porter le sujet devant l'Assemblée nationale, de favoriser le vote d'une loi pour mieux contrôler le secteur et, je l'espère, a aidé à changer les choses.

Les livres de Victor Castanet, notamment, posent la question du rôle social de l'éditeur.

Tout éditeur, tout acteur de la chaîne du livre ne peut être que convaincu du rôle social indispensable de la lecture. Surtout quand le savoir, la nuance, le temps long, l'attention sont tellement menacés. Les enquêtes peuvent jouer un rôle sociétal, et amener dans le débat public des dysfonctionnements, révéler et analyser des faces obscures de notre société ou de pouvoirs divers. Pardon de vous dire ça à vous, journaliste, mais la presse a de moins en moins les moyens de financer des enquêtes au long cours et les lieux où l'indépendance et la liberté sont garanties se raréfient.

Nous avons la chance rare d'appartenir à un groupe indépendant dirigé par Antoine Gallimard, qui nous permet d'offrir cette liberté à nos auteurs. Et ce n'est pas une mission incompatible avec notre souci de la rentabilité : si l'enquête est bonne, publiée au bon moment, elle rencontre l'intérêt des lecteurs et ouvre un débat. On vient d'évoquer La meute ou Les ogres, on pourrait citer aussi Les juges et l'assassin de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, ce sont tous des succès de librairie.

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Comment souhaitez-vous faire évoluer la littérature chez Flammarion à l'avenir ?

Flammarion a toujours été aussi une maison de littérature, accueillant une grande diversité d'auteurs, certains -s'adressant davantage au grand public comme Virginie Grimaldi ou Gilles Legardinier aujourd'hui, d'autres étant présents dans notre catalogue depuis des décennies, comme Michel Houellebecq, Christine Angot, Catherine Millet ou Yasmina Reza. Depuis une dizaine d'années, Alix Penent, directrice éditoriale de la littérature française, continue à construire ce catalogue et y a fait entrer une génération d'auteurs à l'image d'Olivier Adam, Alice Zeniter et tant d'autres. Elle continue à faire émerger de nouvelles voix qui se sont imposées dans des genres et des écoles différentes, Raphaël Quenard au printemps, Victor Jestin ou Gabrielle de Tournemire dans cette rentrée. Nous avons donc la chance de publier nombre de romanciers formidables. Ce qui me préoccupe, ce n'est pas l'offre éditoriale, mais plutôt la place de la littérature dans les médias et les points de vente. L'explosion de l'offre réduit les mises en place... Les temps sont rudes pour les libraires.

Comment faire pour que la jeune génération, qui lit manifestement beaucoup, passe de la romantasy de Rebecca Yarros aux livres de Brigitte Giraud ou de Vanessa Schneider ? Comment élargir le désir, la curiosité des lecteurs, quels sont les moyens efficaces de prescription dans un monde où se renforce le poids des réseaux sociaux, où l'actualité est plus intense et paroxystique que n'importe quelle série Netflix ? Le marché du livre a souffert du début de la présidence Trump, j'ai moi-même passé trois semaines atterrée en regardant les médias à chaque alerte de mon téléphone. Comment préserver une disponibilité d'esprit indispensable pour ouvrir la porte d'une librairie et se laisser surprendre par un livre dont on ignorait l'existence jusque-là ? 

Les droits audiovisuels représentent-ils une part croissante de votre chiffre d'affaires ?

Nous vivons à une époque qui manifeste un immense besoin d'histoires. Alors, oui, le chiffre d'affaires des cessions de droit est en hausse. Mais notre mission, notre métier, est avant tout d'être et de rester des éditeurs, et nous croyons toujours à l'avenir du livre. 

Les médias demeurent-ils des partenaires fiables dans la promotion du livre ?

La vie paraissait plus simple de ce point de vue il y a trente ou quarante ans, on pouvait se dire : « l'auteur est invité chez Bernard Pivot, il a un bon article dans Le Monde. C'est bien parti, on réimprime... » Ce n'est plus le cas aujourd'hui, même si les médias sont évidemment toujours indispensables. Désormais, on en demande beaucoup aux auteurs : multiplier les rencontres, les salons, être présent sur les réseaux sociaux... Les modes de prescription sont de plus en plus éclatés et divers. Il faut démultiplier nos efforts et notre énergie pour faire connaître nos livres par tous les moyens, il n'y a plus de martingale.

Multiplier les initiatives

Brigitte Giraud a reçu le prix Goncourt en 2022 pour Vivre vite, publié chez vous. Mais cette année, vous n'avez aucun roman sur cette liste, même si vous êtes très présents sur d'autres, notamment celle du Renaudot. Quelle est votre politique en matière de prix ?

Je ne suis pas sûre de savoir ce qu'est une « politique en matière de prix ». Évidemment, nous espérons toujours que nos livres parus à la rentrée soient célébrés et distingués, la rentrée littéraire est un moment d'exaltation et d'angoisse pour tout le monde. Les éditeurs étrangers sont parfois perplexes quand on leur explique le concept de « rentrée » : près de 500 romans publiés dans un laps de temps très court, à un des moments de l'année où les lecteurs ont le moins de temps pour lire. Et pourtant, cette fameuse rentrée suscite une curiosité et une attention pour la littérature tout à fait exceptionnelles, chez les libraires comme pour les médias et le public : chacun attend une révélation, une surprise, une confirmation. Finalement, c'est plutôt exaltant.

Vous développez également une offre de spectacles autour de vos auteurs.

Nous cherchons d'autres moyens de faire venir les gens vers nos auteurs et autrices, vers leurs textes et l'appétence pour l'expérience live est très forte. Au printemps dernier a été créée « Une bonne compagnie », une filiale de Madrigall qui s'est associé à Asterios, entreprise de spectacles dirigée par Olivier Poubelle, précisément dans ce but : proposer des rendez-vous réguliers sur scène, où nos auteurs pourraient se produire, donner la parole aux livres en quelque sorte. Les formats possibles sont très ouverts et nous avons plusieurs projets en cours. On a déjà rempli l'Olympia avec Xavier Niel l'an dernier, lors de la parution de son autobiographie, ou produit un spectacle écrit par La Rata, artiste queer militante, à l'occasion de la parution de son livre Give it to me !, une contre-histoire féministe et engagée de la pop. C'est cette même ambition qui nous a conduits à imaginer notre Fameux Festival à Deauville.

Hachette ou Editis ont fait de gros investissements dans la distribution et la diffusion ces dernières années. Qu'en est-il d'UD, qui vous distribue ?

Je suis très satisfaite d'UD et de notre diffusion. Preuve en est, le succès grandissant de Virginie Grimaldi, dont les livres en grand format sont passés, il y a trois ans quand elle a rejoint Flammarion, de la diffusion-distribution Hachette à la nôtre. Les ventes, avec son dernier roman Les heures fragiles paru en mai dernier, ont presque doublé.

Un des plus gros enjeux de 2026 pour votre maison est le livre de Gisèle Pelicot. Que pouvez-vous nous en dire ? 

Le livre s'appelle Et la joie de vivre, il est écrit avec Judith Perrignon, qui est une journaliste et romancière de grand talent. J'en ai lu plus de la moitié déjà et c'est un texte vraiment exceptionnel, un récit littéraire d'une sincérité et d'une puissance bouleversantes. Il bénéficiera d'une sortie dans presque vingt pays en février 2026, avec, pour la France, un tirage autour de 150 000 exemplaires.

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