Point de fuite. "Est-il besoin de dire que si quelqu'un décide de vivre dans un village vidé de ses habitants, c'est qu'il veut laisser derrière lui cette saison de la vie où il se passe des choses." À 31 ans, Emilia est persuadée qu'aucune nouvelle vie n'est possible pour elle depuis qu'elle a commis l'irréparable et passé une partie de sa jeunesse derrière les barreaux. « Elle le savait : le futur s'était terminé il y avait bien longtemps. » Refusant de retourner vivre avec son père à Ravenne, elle choisit de rejoindre Sassaia, hameau perdu dans les montagnes piémontaises qu'aucune route ne relie au reste du monde. Une trentaine de maisons, pour la plupart inhabitées et invendables, dont celle de la tante Iole, ses tapisseries à fleurs usées, ses vieux meubles au bois gonflé d'humidité et des toiles « de couleurs si intenses qu'elles semblaient vivantes », peintes par Emilia autrefois. Pour conjurer la solitude, Emilia appelle Marta, une ex-codétenue, et se saoule à l'amaro au bar du village le plus proche. Un soir, elle rencontre Bruno, qui occupe la maison voisine de la sienne. Parce qu'elle ne supporte pas le silence, elle lui demande de lui rendre un service inattendu : venir chez elle pour lui parler jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Devenus amants, tous deux conjuguent bientôt leurs blessures. Car Bruno, comme Emilia, a choisi de se retirer de la communauté des hommes après en avoir été déçu. Sa voix prend en charge le récit, en alternance avec celle d'un narrateur omniscient qui connaît le passé d'Emilia et le dévoile au fil des pages. « Maintenant nous étions vivants. Et j'étais tombé amoureux d'elle sans rien savoir. Si j'avais continué à ne pas savoir, la vie aurait été un endroit parfait. Comme cette nuit-là. »

Grand récit contemporain ancré dans des paysages immémoriaux, Cœur noir met en scène une « catégorie de créatures que la vie a tellement matraquées, et qui ont tellement résisté, qu'à la fin elles n'ont plus d'âge ». La jeunesse sans avenir est l'un des thèmes favoris de Silvia Avallone, et le ressort sous-jacent de plusieurs de ses romans, dont Marina Bellezza (Liana Levi, 2014) et Une amitié (Liana Levi, 2022). L'autrice italienne a grandi à Piombino, une ville portuaire dominée par une gigantesque aciérie ayant avalé plusieurs de ses amis quand elle partait étudier la littérature et la philosophie à Bologne. L'amitié, autre grand thème que travaille à merveille la plume de Silvia Avallone, s'épanouit dans Cœur noir au sein d'un groupe de filles privées de leur liberté, obligées de cohabiter en prison. Bien que née dans une famille aisée, Emilia voit sa trajectoire irrémédiablement bouleversée par la mort de sa mère, à 13 ans. « Le cœur d'Emilia s'était arrêté et puis il avait recommencé à battre, mais seulement en apparence, comme pour duper les autres. En réalité il était devenu bleu et violet, comme ses cernes et ses hématomes. » Au récit d'une rédemption, Silvia Avallone préfère une histoire d'apprivoisements : d'une jeune femme avec son passé, de deux êtres qui se flairent comme deux animaux blessés, d'une terre âpre et hostile où la beauté peut aussi fleurir, mais avec un éclat différent.