Pourquoi avoir traduit juvenescence par "jeunessence" plutôt que par "rajeunissement" ? Au fond, peu importe. Car si le titre est moche - on dirait le nom d’un parfum bon marché - le livre, lui, est astucieux et la question posée passionnante : "Quel âge culturel avons-nous ?" Robert Harrison y répond avec beaucoup de clarté en butinant dans les références philosophiques et littéraires. "Les humains n’ont pas seulement un âge biologique, ils ont aussi un âge culturel."
Il constate que notre évolution culturelle a transformé notre espèce au point que La femme de trente ans de Balzac serait aujourd’hui la mère d’une trentenaire. Parce que nous sommes "plus jeunes", dans nos comportements, nos modes de vie, nos mentalités et nos désirs. Mais une autre interrogation surgit. Comment peut-on rajeunir en continuant de vieillir ? C’est le paradoxe de nos sociétés contemporaines examiné avec subtilité par Robert Harrison. Il observe qu’on malmène le continuum de l’histoire. Pour ceux qui ne sont pas nés avec les nouvelles technologies, le monde devient une terre étrangère. Puisque les vieux ont de plus en plus de mal à guider les jeunes sur le chemin de la maturité, les jeunes doivent en assurer seuls la responsabilité. Ce rajeunissement à tout prix, ce sont les jeunes qui en paient le prix fort dans une société qui dilate le lien entre les générations. D’où cette réflexion en forme d’avertissement : "Le jeunisme de notre société est en réalité une machine de guerre contre la jeunesse qu’elle prétend vénérer."
Robert Harrison aborde bien d’autres aspects - du biologique au politique - dans cet essai très dense. Ainsi, le fait que notre société connectée nous a déconnectés de la solitude, de l’oisiveté, du vagabondage de l’imagination, tout ce qu’il nomme "le continent noir de l’intériorité" où s’épanouit le dialogue solitaire avec soi-même. Pour lui, il prive les jeunes de ce dont ils ont le plus besoin pour s’accomplir, notamment d’une continuité avec le passé, eux qui sont chargés de sauvegarder l’avenir. Ainsi, nous ne rendons pas service aux jeunes en les "obligeant à habiter un présent sans profondeur ni densité historique".
Jeunessence s’inscrit dans la continuité d’un travail sur la transmission, qu’il s’agisse des relations que les vivants entretiennent avec les morts à travers le patrimoine littéraire philosophique et religieux (Les morts, Le Pommier, 2003) ou de ce que les jardins nous disent des liens de l’homme à la nature (Jardins : réflexions sur la condition humaine, Pommier, 2007, "Poche", 2010). Professeur à l’université Stanford, comme son collègue et ami Michel Serres, Robert Harrison veut montrer que la maturité humaine prend sa source dans la jeunesse qu’elle fait naître. Libre à chacun de profiter de la cure de jouvence que nous offre la biologie sans sombrer dans l’infantilisation. Laurent Lemire