Médiathèques de Mont-de-Marsan, de Saint-Martin-de-Seignanx (Landes), de Bretenières (Côte-d'Or), de la Canopée (Paris), d'Epernay (Marne) : depuis peu, toutes proposent un espace jeu vidéo et/ou le prêt de consoles. Et ce n'est qu'une poignée d'exemples. Le jeu vidéo a le vent en poupe en bibliothèque, en accord avec la loi qui lui donne pour mission de garantir un accès à toute la population à la culture, à l'éducation et aux loisirs, et de réduire l'illectronisme.
Mais il reste encore mal perçu par les plus conservateurs, auquel la campagne de communication de la rentrée 2023 du ministère de la Culture a quelque peu donné raison, en se gardant de faire apparaître le jeu vidéo dans ses affiches publicitaires, limitées à un ado lisant Jules Verne. Le jeu vidéo apparaît tout de même bien dans le film de trente secondes.
Pourquoi ces réserves ? Le jeu vidéo est surtout diabolisé par ceux qui ne connaissent pas ce genre, pointent nombre de professionnels. Pour éclairer les néophytes, la médiathèque intercommunale Patrick-Simon (Val de Somme) a donc conçu un système de logo sur les boîtiers de jeux, suggérant le niveau de maturité requis pour les prendre en main. « C'est en donnant les clés de compréhension à tous que le jeu vidéo pourra gagner une place raisonnée et estimée dans les foyers », soutient-elle. Bingo : « Aujourd'hui, il est globalement mieux accepté, car la nouvelle génération d'adultes y a joué enfants », applaudit auprès de Livres Hebdo la commission jeux de l'Association des bibliothécaires de France. Selon le baromètre annuel du jeu vidéo en France*, la grande majorité des pratiquants ont entre 18 et 65 ans. L'ensemble est autant masculin que féminin. Et, notons-le, ils lisent davantage que le reste de la population.
Mais en bibliothèque, le profil est-il aussi diversifié ? Filles, seniors, personnes porteuses d'un handicap... « Cela dépend du lieu où il est proposé, introduit Vincent Bonnard, porte-parole de la Commission. Est-ce un espace dédié, ou au milieu des collections ? » Si l'espace est déjà approprié par un type de public, les autres oseront moins y entrer. Deuxième facteur : « Comment propose-t-on les titres ? Le ludothécaire peut laisser les gens piocher dans le catalogue, ou être prescripteur, en proposant par exemple sur certains créneaux un jeu pour chacun de ses six postes d'ordinateur. » Dernier facteur : la personne qui anime l'espace. « À Issy-les-Moulineaux, le public jeu vidéo s'est féminisé à l'arrivée d'une référente. »
Quid des personnes porteuses d'un handicap visuel, sonore, digital ? Le matériel adapté peut être onéreux. La médiathèque de Quéven (Morbihan) a eu droit à deux manettes adaptatives Xbox de la part de Microsoft. Les casques de réalité virtuelle permettent sinon de se passer de manette et de se déplacer d'un simple mouvement de tête, comme dans Eagle Flight (Ubisoft), où l'on se promène dans la peau d'un aigle dans les cieux parisiens.
Autre frein possible, chez les bibliothécaires : les craintes de vol. « C'est une inquiétude, dans un contexte de budgets de plus en plus contraints, conçoivent les experts du jeu de l'ABF. On peut donc fixer le matériel avec un câble antivol, même si cela casse le caractère nomade d'une tablette. Ou demander une caution. Et mobiliser un professionnel qui accompagne le public, pour qu'il prenne soin du matériel. »
Ce professionnel peut du même coup accompagner les joueurs dans le choix du titre. Problème : doit-il proposer du « pegi 18 », un jeu montrant de la « violence crue » ou glorifiant les « drogues illégales », selon les termes du classifiacteur européen ? La même question se pose pour les livres. « Les bibliothécaires qui font le choix d'en proposer estiment que le meilleur moyen pour une personne de se faire un avis sur GTA par exemple, c'est d'y jouer, avise Vincent Bonnard. Les bibliothécaires veilleront à ce que les plus jeunes soient préservés de cet écran, tourné vers les murs par exemple. » Ce qui suppose que l'espace soit fermé, donc peut-être moins accessible et inclusif !
Dernière réserve : les yeux et cerveaux des Français ne sont-ils pas déjà trop exposés aux écrans ? La médiathèque peut au contraire les préserver d'une certaine boulimie, soutiennent nos bibliothécaires de l'ABF. « Il n'est pas rare que des parents fassent le choix de ne pas avoir de jeu vidéo à la maison, et que leur enfant y joue seulement dans l'environnement cadré de la médiathèque, avec des titres choisis par des professionnels et un temps d'écran limité. » Et contre le problème de sédentarité, on conseillera des jeux qui font bouger !
5 raisons de proposer du jeu vidéo en bibliothèque
1. Favoriser les interactions sociales
Un enfant joueur sur deux se fait des amis grâce au jeu vidéo, selon le baromètre 2024 du jeu vidéo en France, édité par Sell. Et comme le défend l'enseignant Pascal Chatonnay, président de l'équipe e-sport de l'université de Franche-Comté et co-organisateur du tournoi de jeu vidéo lors de l'inauguration du Learning Center Claude Oytana, « certains parents ne savent pas que lorsque leur enfant joue aux jeux vidéo, il acquiert des compétences, mais aussi un rôle à jouer en équipe. C'est ça l'e-sport, comme dans une équipe de football, chaque joueur à des missions spécifiques en fonction de son poste ». Même le jeu individuel est collectif, quand celui qui tient la manette est épaulé par ses congénères ! Lesquels n'ont pas toujours les moyens d'avoir d'onéreuses consoles chez eux.
2. Développer des compétences cognitives
Au renforcement des compétences sociales, s'ajoute celui des facultés cognitives. Une méta-analyse parue dans la revue Psychological Bulletin, et relayée par l'université de Genève, a relevé que les amateurs de jeux vidéo d'action se distinguent en cognition spatiale (rotation mentale d'objet, mémoire spatiale, navigation...), verbale (capacité à mémoriser à court terme une liste de mots), en perception (sensibilité auditive, précision du champ visuel...), en multitasking (capacité à faire plusieurs choses en même temps) ou encore dans la capacité à diriger leur attention sur des objets précis de leur environnement. Certains jeux permettent de traiter la dyslexie. Mais on goûtera aux bénéfices à une condition : que le jeu vidéo ne soit pas trop difficile, notamment pour les personnes âgées qui n'ont pas la même dextérité que dans leur jeunesse.
3. Enrichir la culture des joueurs
Tout comme la littérature, le 10e art a son histoire, ses courants, que les bibliothécaires introduisent. D'où le phénomène de rétrogaming et d'ateliers de construction de bornes d'Arcade. Les ludothécaires mettent également en lumière des œuvres moins connues, comme Dordogne, jeu peint à l'aquarelle et développé par le studio bordelais Un je ne sais quoi. Les ludothécaires de l'ABF citent également Unpacking (développé par Witch Beam et publié par Humble Games), un jeu de puzzle et de décoration d'intérieur qui dévoile la vie de notre personnage au fil des déménagements, sous la musique de Jeff van Dyck, reconnu pour la série Total War. Dans Chants of Sennaar (créé par le studio Rundisc et sorti chez Focus Entertainment), on doit déchiffrer les langues des personnages rencontrés. Afin d'unir à nouveau les peuples de la tour de Babel.
4. Faire l'expérience du handicap
Certains jeux sensibilisent au handicap, comme le propose l'Espace Média du Grand Narbonne, avec Blind (développé par Tiny Bull Studios et édité par Fellow Traveller), qui pousse le joueur portant un casque de réalité virtuelle à se mettre dans la peau d'un aveugle.
5. Donner envie de lire aux jeunes
« Le jeu vidéo attise l'imaginaire, pour éventuellement préparer les cerveaux à la lecture », formule Anaïs Arlot, bibliothécaire municipale à Tours. Et comme le temps sur écran est limité, les joueurs sont invités à changer d'activité. « Un jour, une dame me disait qu'on ne devait pas proposer du Mario aux enfants. Mais c'est un jeu coopératif, ils n'y jouent qu'une heure, font connaissance et s'assoient ensuite ensemble pour lire un manga », se rappelle Abdelmalik Benbachir, responsable de la médiathèque Prisse d'Avesnes.
Et si des ados désertent carrément les lieux de lecture publique, le jeu vidéo se révèle être un appât redoutable. Certains ont ainsi découvert leur médiathèque locale grâce au championnat Rocket Bib, où des équipes de toute la France s'affrontent par équipe, en bibliothèque, sur le jeu Rocket League. À Verdun, deux participants, Terence et Boolker, ont depuis été recrutés comme médiateurs numériques !