Que savait-on de la Terre à la fin du XIXe siècle ? Peu de choses en réalité. L'horizon du savoir se limitait au terroir. C'est pourquoi la question mérite d'être précisée en distinguant les villes des campagnes. Alain Corbin, grand spécialiste de l'histoire des sensibilités, à l'origine d'ouvrages majeurs comme Le miasme et la jonquille (1982) a enquêté sur ce que l'on connaissait de la nature, du séisme de Lisbonne en 1755 au tout début du XXe siècle. La catastrophe qui a dévasté ce qui était alors le troisième port européen - le tremblement de terre fut suivi d'un tsunami et d'un incendie - a stimulé ce que l'on n'appelait pas encore les sciences de la Terre. Mais, souligne l'historien : « Celui même qui se posait de grandes, de profondes questions n'en savait alors guère plus que celui qui ne se les posait pas. » Les bergers connaissaient un peu mieux la montagne, comme les pêcheurs la mer, mais seuls quelques voyageurs avaient vu des volcans en activité. Le paysan lisait dans les nuages le temps qu'il fera sans connaître la météo, les premiers relevés n'ayant commencé en Toscane qu'au XVIIe siècle. Et quand bien même, qu'en aurait-il tiré ? Pas plus alors que ce que lui disaient son regard et le sens du vent.
L'auteur d'une Histoire du silence (Albin Michel, 2016) qui s'est vendue à 25 000 exemplaires, s'est donc lancé dans une Histoire de l'ignorance qui évolue dans l'histoire des sciences et surtout de la vulgarisation. Quand Balzac meurt en 1850, la Terre demeure toujours un grand mystère. On sait seulement qu'elle est un peu plus vieille qu'on le pensait ou du moins que ce que nous en disait la Bible. L'ignorance des pôles fascine les écrivains qui en font des décors pour des scènes de romans comme dans le Frankenstein de Mary Shelley ou dans Les aventures d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Poe. Voilà pourquoi le calcul de l'ignorance, ce « repérage du manque » comme le dit Corbin, est difficile à mesurer. D'autant que les gens de l'époque n'ont pas conscience de cette ignorance. Ils ne savent pas qu'ils ignorent. Ils font avec les traditions, les religions. Les savants viennent corriger des erreurs, mais rien ne change vraiment. On vit avec ce que l'on sait.
Entre la catastrophe de Lisbonne et l'explosion du Krakatoa sur une île indonésienne en 1883, la diffusion des résultats n'est plus la même. La prise de conscience du climat se fait jour, les conséquences du changement ayant été mondiales avec une baisse moyenne de la température d'un quart de degré accompagnée de perturbations atmosphériques. Des vulgarisateurs comme Louis Figuier ou Camille Flammarion distillent le savoir dans des best-sellers, mais celui qui fait le plus pour diffuser cette idée de progrès, celui qui entre dans les villes comme dans les villages, c'est Jules Verne.
« Connaître, comprendre les hommes du temps jadis suppose de prendre en compte ce qu'ils ne savaient pas. » Pour cela, une simple soustraction par rapport à ce que l'on connaît aujourd'hui ne suffit pas. Ne pas savoir que la Terre tourne autour du Soleil n'a gêné aucun créateur. Elle n'a pas empêché la pensée de s'élaborer. Le paysan qui n'était pas informé de la tectonique des plaques vivait en osmose avec son environnement sans le comprendre mais en le saisissant tout de même. C'est à cette stimulante enquête à laquelle nous invite Alain Corbin. Pour prendre la mesure de l'écart qui nous sépare de l'ignorance d'hier.
Terra incognita : une histoire de l'ignorance
Albin Michel
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 21,90 euros ; 288 p.
ISBN: 9782226449313