Avant-critique essai

Laurent Lemire, « Quartier général de la folie » (Kubik Éditions)

LAURENT LEMIRE, AUTEUR DE QUARTIER GÉNÉRAL DE LA FOLIE, À PARAÎTRE LE 16 OCTOBRE CHEZ KUBIK ÉDITIONS - Photo OLIVIER DION

Laurent Lemire, « Quartier général de la folie » (Kubik Éditions)

Dans son nouveau livre Quartier général de la folie, à paraître le 16 octobre chez Kubik Éditions, notre collaborateur Laurent Lemire plonge le lecteur dans le Paris des années 1930, au cœur de l’infirmerie spéciale de la préfecture de police de Paris, où le docteur Gaëtan Gatian de Clérambault, maître de Lacan, triait les insensés et déterminait le sort de milliers de vies.

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Par Louise Ageorges
Créé le 10.10.2025 à 11h32

Au cœur de Paris, sur l’île de la Cité, un monde clos se cache dans l’ombre du Palais de justice : l’infirmerie spéciale du Dépôt de la préfecture de police où exerça Gaëtan Gatian de Clérambault (1872-1934), psychiatre aussi redouté qu’admiré, figure centrale du nouvel ouvrage de Laurent Lemire, Quartier général de la folie, à paraître le 16 octobre chez Kubik Éditions. 

Auteur d'ouvrages sur Blaise Pascal, Marie Curie ou Alan Turing, Laurent Lemire poursuit ici sa réflexion sur les figures à la frontière de la science, de la morale et du pouvoir. Il a publié récemment une nouvelle édition des Savants fous (Eyrolles) ainsi que L’Imaginaire est une réalité, un livre d’entretiens avec Michel Pastoureau (Seuil). Avec Quartier général de la folie, il s’aventure dans le Paris de l’entre-deux-guerres, période où la psychiatrie est en plein développement.

Dans l'antre de la folie

Lorsqu’il franchit les lourdes portes de l’infirmerie spéciale, Gaëtan Gatian de Clérambault se confronte à la misère parisienne : intoxiqués, insensés, fugueuses ou racoleuses. Une véritable mine d’or pour le médecin, qui s’attache à classifier et catégoriser avec minutie celles et ceux qui peinent à trouver leur place dans la société de l'entre-deux-guerres.

Loin d'être idéalisé par l'auteur, le psychiatre, se voit investi d’un pouvoir souverain : distinguer « le normal de l’anormal ». Dans ce lieu de tri, véritable sas entre le monde libre et l’asile, défilent chaque année près de 2000 personnes, étiquetées, diagnostiquées, internées.

« Le médecin sait que son métier n’est pas de soigner, mais de désigner »

Mythomanie, exhibitionnisme, paranoïa : de cas d’école en destins tragiques, Laurent Lemire retrace les profils qui ont nourri les recherches de Clérambault. Un chapitre entier est notamment consacré à l’érotomanie, cette illusion d’être aimé qui fascinait le psychiatre.

Les archives exhumées par l'auteur, certificats d’internement bruts, témoignages médicaux, dossiers anonymisés conservés aux Archives de la préfecture de police de Paris, restituent une humanité nue, souvent violente : Catherine S., 25 ans ; Marguerite V., 47 ans ; Frédéric F., 31 ans : autant de vies suspendues à un diagnostic, à une signature.

Mais au fil de l’ouvrage, le maître des lieux devient lui-même objet d’analyse. Obsédé par le voile (héritage orientaliste d’un séjour de convalescence au Maroc), misogyne, solitaire, Gaëtan Gatian de Clérambault se révèle aussi complexe que ses patients. Admiré par certains, détesté par d’autres, il incarne une psychiatrie toute-puissante, capable d’enfermer au nom de la raison.

Un récit à la croisée des disciplines

Laurent Lemire élargit son propos bien au-delà de la simple biographie. Dans Quartier général de la folie, il inscrit la trajectoire de Gaëtan Gatian de Clérambault dans un contexte historique et social plus large, restituant une époque où la psychiatrie est en pleine mutation et où son évolution suscite de vifs débats. Le mouvement surréaliste, mené par André Breton, n’est alors qu’un exemple parmi d’autres cités par l’auteur : dès 1924, dans le Manifeste du surréalisme, les artistes dénoncent la traque des « fous », prônant la figure du poète incompris.

Mais l’auteur ne s’arrête pas là, poussant le récit jusqu’à l’après-Clérambault. La figure du psychiatre parisien nourrit de nombreux mythes et fantasmes après sa mort ; à juste titre, il se distingue par l’intensité presque obsessionnelle de sa pratique, que Laurent Lemire résume ainsi : « Pour Clérambault, faire de la psychiatrie, c’est, d’une certaine manière, déplier le psychisme, le mettre à nu, le voir sans repli et sans répit. »

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