La publication d'un nouveau texte de Françoise Sagan pose l'épineuse question du droit de divulgation d'une oeuvre
post mortem. Qui peut prétendre publier au nom d'un autre ? Sous quelles conditions ?
Second épisode de ce blog.
Le CPI envisage également que «
Le tribunal peut être saisi notamment par le ministre chargé de la culture ». L’emploi du terme «
notamment » ouvre la porte de la saisine des juridictions à tous ceux qui, selon la formule juridique consacrée, ont un «
intérêt légitime pour agir ». Il peut s’agir aussi bien du ministère public (possibilité très théorique), d’une société d’auteurs (si cela est prévu dans ses statuts), d’une association des amis de l’auteur (même si ce cas a été dénié par le Tribunal de grande instance de Reims, le 9 janvier 1969, à propos de Robert-Gilbert Lecomte) ou même de proches.
C’est ainsi que, par décision du Tribunal de grande instance de Paris en date du 1
erdécembre 1982,
Claude Gallimard a obtenu le droit d’agir contre la divulgation d’inédits de Montherlant. Le juge peut prononcer des interdictions, des suppressions ou même une obligation de publier le texte dans tel ou tel état. L’article L.111-3 du CPI prévoit l’application des mêmes dispositions dans le cas où le propriétaire matériel d’un inédit en empêcherait illégitimement toute divulgation.
Les cahiers de Cioran
Ces dernières années, les juridictions parisiennes ont été également saisies du sort d’une trentaine de cahiers de Cioran, dont un journal inédit et divers états de
De l’inconvénient d’être né. Une brocanteuse avait mis le lot aux enchères, en 2005, au grand dam de la Chancellerie des universités de Paris (dont dépend la Bibliothèque Doucet), qui avait bloqué le tout, à défaut d’avoir noté l’importance, en temps utile, du contenu de la fameuse cave. Le tribunal de grande instance de Paris avait débouté la chancellerie en 2008, décision confirmée en appel au mois de mars 2011.
Outre le problème de la propriété matérielle des manuscrits, ce litige a permis de remettre en lumière la notion de propriété intellectuelle. Là encore, le CPI donne la solution ; son article L. 111-3 énonce : «
La propriété incorporelle (…) est indépendante de la propriété de l’objet matériel. L’acquéreur de cet objet n’est investi, du fait de cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code (…). Ces droits subsistent en la personne de l’auteur ou de ses ayants droit qui, pourtant, ne pourront exiger du propriétaire de l’objet matériel la mise à leur disposition de cet objet pour l’exercice desdits droits. Néanmoins, en cas d’abus notoire du propriétaire empêchant l’exercice du droit de divulgation, le tribunal de grande instance peut prendre toute mesure appropriée ».
Propriété de l'œuvre et propriété des droits d'auteur
Le principe est donc clair : la propriété matérielle du support d’une œuvre (manuscrit, fichiers d’images, toile, etc.) n’emporte en rien la propriété des droits d’auteur. La seule exception au principe d’indépendance entre propriété matérielle et propriété intellectuelle concerne le statut de certaines œuvres posthumes, divulguées après la chute de l’auteur dans le domaine public. À l’inverse, la cession de droits d’exploitation, qui nécessite la mise à disposition du support matériel, n’entraîne pas, sauf disposition contractuelle expresse, la cession de ce support matériel.
Le principe d’indépendance des propriétés matérielle et intellectuelle met également à mal la croyance, assez curieusement répandue, selon laquelle le destinataire d’une correspondance en possède les droits intellectuels. En réalité, seul l’auteur de la correspondance est titulaire des droits. La propriété matérielle de lettres ne permet pas de les rendre publiques – elles gardent un caractère confidentiel – et encore moins de s’en attribuer les droits d’exploitation. Il est ainsi nécessaire d’obtenir l’autorisation du titulaire des droits intellectuels sur cette œuvre, titulaire qui, généralement, est l’auteur ou ses héritiers.
Les écrits de Romain Rolland
Les écrits inédits de Romain Rolland sont ainsi à l’origine d’un ancien mais toujours célèbre conflit ayant mis à mal l’éditeur Simon Kra. Celui-ci s’était procuré cinq lettres, qu’il avait mises en vente en en reproduisant des extraits dans le catalogue. Les « attendus » du tribunal sont éloquents tant pour ce qui concerne le droit d’auteur que le droit de l’information : «
Attendu que si le destinataire d’une lettre missive peut transmettre la propriété de l’élément matériel qu’elle comporte, il ne s’ensuit pas qu’il ait le droit de disposer à son gré de l’élément intellectuel, c’est-à-dire de la pensée de l’auteur et de son expression ; que celui-ci peut seul en autoriser la publication, que la correspondance soit confidentielle ou non ; qu’en effet, dans le premier cas, il existe entre l’expéditeur et le destinataire une sorte de pacte tacite que l’un d’eux ne peut rompre sans le consentement de l’autre ; qu’au surplus, pour des raisons de moralité, il ne convient pas de livrer à la malignité publique les secrets des familles ou les appréciations émises par des individus quand elles ont un caractère strictement personnel et que leur divulgation est de nature à causer préjudice ; que la solution ne saurait être différente en ce qui concerne les lettres non confidentielles versées au débat ; que l’auteur y développe ses théories littéraires et sociales, qu’ayant créé dans ses écrits une valeur intellectuelle, il demeure propriétaire du droit de les reproduire quand bon lui semble ».
Et voilà comment Cioran a rencontré l’inconvénient d’être matériellement proposé à Drouot, tandis que les droits d’édition sont en d’autres mains. Enfin, pour l’écrivain qui n’est pas encore tombé dans le domaine public, seuls ses ayants droit percevront des redevances ; en revanche, pour ce qui est du manuscrit caché et publié après la période légale de protection, les droits patrimoniaux reviendront au propriétaire matériel de l’inédit. Il s’agit là d’une exception au principe d’indépendance des propriétés incorporelle et matérielle.
Conflits et cadre légal
Dans ce second cas, «
la durée du droit exclusif est de vingt-cinq années à compter du 1er janvier de l’année civile suivant celle de la publication ».
Mais l’abus de droit sanctionne ceux qui attendront l’expiration de la période légale de protection pour divulguer leurs trésors et bénéficier de quelque vingt-cinq ans de redevances. De plus, en 1990, la cour d’appel de Paris a estimé que celui qui procède à la publication d’un inédit ne peut exiger la mention de son nom sur chaque reproduction de cet inédit.
Les interrogations se font par ailleurs nombreuses face à la multiplication des différents états (ébauches, brouillons, etc.) d’un même texte, voire de ses copies manuscrites successives ; sans compter que, dans l’avenir, le cas des écrivains qui ne passent pas par une étape manuscrite (créant directement sur leur antique Underwood ou sur leur Mac) entraînera de nouveaux conflits. Un arrêt de la Cour de cassation de 1993, rendu à propos d’un inédit de Jules Verne, a tranché en faveur du propriétaire du manuscrit original et non de celui de la copie.
La pratique invite les éditeurs prudents qui souhaitent réunir les inédits à obtenir l’accord aussi bien du propriétaire du manuscrit que des ayants droit de l’auteur. Car, en tout état de cause, ceux-ci conservent un droit moral sur l’ensemble de l’œuvre, droit qui ne connaît pas le domaine public puisqu’il est transmissible perpétuellement. Enfin, c’est ce même droit de divulgation qui empêche également la simple citation, sans autorisation expresse, de textes inédits.