Histoire de l'édition

Six grands procès 3/6 : Montherlant face à ses personnages

Henry de Montherlant, vers 1930. - Photo Henri Martinie/Roger-Viollet

Six grands procès 3/6 : Montherlant face à ses personnages

Le troisième volet de notre série sur six procédures qui ont marqué l’histoire de l’édition montre l’homonyme d’un personnage du cycle des Jeunes filles poursuivre si obstinément son auteur qu’il suscite une jurisprudence élargissant la liberté de l’écrivain.

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Par Emmanuel Pierrat
Créé le 25.11.2016 à 00h34 ,
Mis à jour le 25.11.2016 à 11h17

"De quoi se mêle M. Pierre Costa ?" demande au tribunal de grande instance de Paris Me Maurice Garçon, le 18 juillet 1941. En réalité, le grand avocat, l’un des ténors du barreau du XXe siècle, qui sera notamment l’avocat de Jean-Jacques Pauvert dans les années 1960, sait très bien ce dont se mêle M. Pierre Costa. Cet obscur employé de bureau a intenté un procès à l’écrivain Henry de Montherlant au motif que celui-ci a donné le nom de Pierre Costa au héros de son roman Les jeunes filles.

"M. Pierre Costa ne paraît pas comprendre le tort qu’il peut se causer." Me Maurice Garçon, ici en 1929.- Photo AGENCE MEURISSE/BNF/DOMAINE PUBLIC

Jusqu’où peut aller la licence romanesque ? Cette question, régulièrement débattue devant les tribunaux, mais jamais totalement tranchée, est bien souvent une affaire d’onomastique. Comme en témoigne ce procès intenté en 1941 à Montherlant. En 1936, celui-ci vient tout juste de passer le cap de la quarantaine (il est né en 1895). L’écrivain et bourlingueur jouit déjà d’une grande notoriété, mais c’est le cycle des Jeunes filles qui lui apporte véritablement la célébrité.

Trois millions d’exemplaires

Les jeunes filles, qui paraît au printemps 1936, est en effet le premier d’une série de quatre romans regroupés sous ce titre générique : suivront Pitié pour les femmes, publié à l’automne 1936, Le démon du bien en 1937 et enfin Les lépreuses en 1939. Les quatre livres se vendront à plus de trois millions d’exemplaires et seront traduits dans quatorze pays.

Si aujourd’hui plus personne ne songe à contester l’homosexualité de Montherlant - ce que l’Académie française, où Montherlant fut élu en 1960, réduit sobrement sur son site à "son goût pour les valeurs viriles et fraternelles" -, à l’époque le sujet était bien sûr tabou.

Le vrai Pierre Costa

La série, nous apprend Pierre Sipriot, le biographe de Montherlant, aurait dû s’appeler Sur le bord de l’abîme, l’abîme étant le mariage : "Les jeunes filles, c’est la vie amoureuse de Pierre Costa, écrivain libertin, coqueluche de plusieurs femmes qui pressentent sa puissance créatrice mais ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre qu’elle est faite de solitude active, studieuse et de loisir. Montherlant a pris soin de cacher le sentiment qui le voue aux jeunes garçons. Son héros vit au milieu de jeunes femmes qu’il ne désire pas, ces femmes le désirant avec d’autant plus de passion qu’elles le sentent intouchable" (1).

Le vrai Pierre Costa ne se manifeste qu’au début de 1937, après la publication de Pitié pour les femmes. Le Figaro du 9 janvier 1937 annonce dans ces termes la nouvelle à ses lecteurs : "M. Henry de Montherlant a reçu du papier bleu et il aura son procès. […] M. Pierre Costa exige que le héros des Jeunes filles et de Pitié pour les femmes change d’état civil. Les tribunaux lui rendront sans doute raison : la jurisprudence a une constance accablante dans cette sorte de conflits des romanciers avec la réalité. Les noms et prénoms appartiennent d’abord aux vivants, les créatures romanesques doivent se contenter du reste s’il en reste."

Dans un premier temps, Montherlant essaie de satisfaire le demandeur en changeant, dès les réimpressions qui interviennent au printemps 1937, le nom de son héros en Pierre Costals. Cependant Pierre Costa s’entête. La procédure traîne quelque peu en longueur, mais elle arrive finalement devant le tribunal le 18 juillet 1941.

Cependant, Le Figaro s’est trompé : Pierre Costa sera débouté. La victoire de Montherlant ne constitue pas, pour autant, un précédent. Les tribunaux ont déjà eu à connaître de tels "procès onomastiques" et une jurisprudence s’est dessinée : celui qui porte un nom ne peut se plaindre, lorsqu’un personnage de fiction "l’usurpe", qu’à la double condition qu’une confusion soit possible et qu’un préjudice soit né de cette confusion, les deux conditions devant donc être réunies.

Ces actions en justice sont apparues, de manière assez logique, au XIXe siècle, quand le roman s’est emparé du réel. Les écrivains ont alors éprouvé le besoin, pour nommer leurs personnages, de recourir à des patronymes qui inspirent eux-mêmes un sentiment de réalité. C’en était fini des noms "génériques", utilisés par exemple dans le théâtre classique, quand "Dorine" désignait une servante, "Géronte" un vieillard acariâtre ou "Scapin" un valet facétieux. Balzac accordait une grande importance au choix des noms de ses personnages - il avait par exemple pensé à baptiser "Chastignac" le héros récurrent de sa Comédie humaine avant d’opter pour Rastignac, et l’on conviendra qu’il eut grandement raison. Flaubert choisissait également le nom de ses personnages avec grand soin. Mais c’est Emile Zola qui a le mieux théorisé cette nouvelle donnée de la littérature.

Zola refuse de changer le nom de son personnage

Le 23 janvier 1882, Zola commence à publier Pot-Bouille, l’un des romans de sa série Les Rougon-Macquart, dans le quotidien Le Gaulois. Deux jours plus tard, Me Charles Duverdy, avocat à la cour d’appel de Paris et rédacteur de La Gazette des tribunaux, vient protester au journal contre l’emploi de son nom dans le feuilleton et menace d’une assignation si le "trouble" persiste. Zola a en effet créé, parmi ses personnages, un Me Duverdy, avoué à la cour d’appel, résidant rue de Choiseul à Paris, le "vrai" Duverdy habitant place Boieldieu, à un jet de pierre de la rue de Choiseul. Zola refusant de changer le nom de son personnage, l’assignation tombe le 28 janvier.

Le lendemain, Zola publie dans Le Gaulois une lettre ouverte, dans laquelle, dépassant son propre cas, il élargit la question à tout le roman moderne : "J’ai déjà publié une quinzaine de romans. A trente personnages pour chacun, cela fait plus de quatre cents noms, qu’il m’a fallu prendre dans les milieux où ces personnages vivaient, afin de compléter par la réalité du nom la réalité de la physionomie. […] Je prends tous mes noms dans un vieux Bottin des départements. […] Nous ne sommes plus au XVIIe siècle, au temps des personnages abstraits, nous ne pouvons plus nommer nos héros Cyrus, Clélie, Aristée. Nos personnages, ce sont les vivants en chair et en os que nous coudoyons dans la rue et il faut bien qu’ils aient aussi nos noms. Je défie un romancier d’aujourd’hui de ne pas prendre ses noms dans le Bottin. […] J’en fais une question littéraire dont l’importance est décisive."

Le procès a lieu le 8 février. Le 15 février, Zola est condamné à changer le nom de son personnage, qui s’appellera désormais Duveyrier. Pour le tribunal, il y avait confusion et préjudice (le Duverdy du roman étant un héritier avare doublé d’un coureur de maîtresses). Mais la polémique, relayée par toute la presse, avait assuré le succès de Pot-Bouille et érigé, pour un temps, Zola en symbole de "la littérature contemporaine traquée par les huissiers", pour reprendre la propre formule de l’écrivain dans une autre lettre ouverte adressée au Gaulois le lendemain du jugement.

Si Zola était le meilleur avocat de lui-même, le procès Montherlant versus Costa est resté dans les annales grâce à la plaidoirie de Maurice Garçon, qui fut d’ailleurs éditée par ses soins en plaquette. Pierre Costa - le plaideur - croyait pouvoir exciper d’une confusion au motif que son emploi de rédacteur à l’agence Havas ne le rendait pas complètement étranger au monde des lettres. Mordant de bout en bout, Me Garçon use de formules cinglantes, voire humiliantes ("On se donne la célébrité qu’on peut") et renvoie le demandeur dans les cordes : "En fait de lettres, M. Costa touche surtout aux dépêches. Il est à présumer qu’on n’y parle pas d’amour."

Quant à l’éventuel "préjudice", Maurice Garçon renverse habilement la charge de la preuve : "Pour lui faire gagner son procès, il faudrait d’abord affirmer qu’il est un personnage hypocrite, cynique, odieux, enfin le portrait vivant du Pierre Costa inventé. On ne pourrait jouer plus méchant tour à mon honorable adversaire que de prendre sa demande au sérieux et de lui faire crédit lorsqu’il dit qu’il se reconnaît dans un personnage de roman dont il a pris soin de détailler d’abord les déplorables défauts sinon les vices." Bref, "M. Pierre Costa ne paraît pas comprendre le tort qu’il peut se causer". Et Me Garçon d’en appeler au tribunal une bonne fois pour toutes : "Il faut en finir avec ces procédures absurdes. M. de Montherlant, en vous suppliant de fixer le droit, nourrit l’ambition de servir la liberté des écrivains probes contre les injustes réclamations des plaideurs qui importunent tout le monde et font perdre le temps des magistrats. Auteur célèbre, donnez-lui la satisfaction d’avoir contribué à faire établir une jurisprudence utile à la défense des lettres."

Pour gagner de l’argent

Le tribunal, dans ses attendus, se rangea très exactement à tous les arguments développés par Maurice Garçon et donna tort à Costa. Toutefois, contrairement à ce que pouvait espérer l’avocat de Montherlant, la justice n’en avait pas "fini avec ces procédures absurdes". Soixante-quinze ans plus tard, des particuliers continuent d’attaquer les écrivains au motif que leur nom apparaît dans un roman. Bien souvent, ils n’attaquent désormais que dans le seul désir de gagner de l’argent, comme s’ils s’en prenaient à la presse people.

Il est vrai aussi qu’en s’ancrant toujours davantage dans le réel (des faits divers, des personnalités publiques), et souvent jusqu’à l’intime, les romanciers cherchent à repousser toujours plus loin les bornes de la liberté littéraire. Quitte à se heurter parfois à un mur, comme dans le cas de Mathieu Lindon, dont Le procès de Jean-Marie Le Pen (P.O.L, 1998) fut condamné au profit de… Jean-Marie Le Pen, y compris, en ultime recours, devant la Cour européenne des droits de l’homme.

(1) Pierre Sipriot, Montherlant sans masque, tome 2, Robert Laffont, 1990, page 78.

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