Rendez-vous avec le Dr Yalom. Un courriel nous annonce que la séance est reportée. Elle se fera par téléphone, et non comme prévu par visioconférence (notre homme vit à Palo Alto, en Californie). Dommage, Irvin Yalom est un psychothérapeute réputé charismatique, avec qui on eût aimé échanger de visu... Mais rassurez-vous, il ne s'agit pas là d'une psy de journaliste névrosé, mais bien du portrait d'un vrai -auteur : Yalom est un psychiatre doublé d'un écrivain.
Pourquoi la littérature lorsqu'on est scientifique ? Parce que Irvin Yalom, fils d'immigrés juifs d'Europe de l'Est venus en Amérique dans les années 1920, a toujours lu. "Mes parents n'étaient pas éduqués mais m'ont beaucoup encouragé à acheter des livres." Le quartier malfamé du Washington D.C. de son enfance, où son père tient une épicerie, y est paradoxalement pour quelque chose : "C'était l'époque de la ségrégation raciale, nous étions les seuls Blancs du lotissement, dans la rue on n'était guère en sécurité, je me refugiais souvent à la bibliothèque ; et là, j'ai lu tout ce qu'il y avait en rayon : aussi bien les classiques comme Dickens ou Dostoïevski que des biographies de torero ou de femme d'affaires." Lorsqu'il se destine à des études de médecine, Irvin Yalom choisit la psychiatrie - cure par la chimie mais également par le verbe. "Toutes mes matières optionnelles avaient à voir avec la littérature, précise-t-il, car au fond de moi, je me disais que la meilleure chose qu'on pût accomplir dans sa vie est d'écrire un roman."
La fiction n'est pas arrivée tout de suite. A l'instar d'Oliver Sacks avec son fameux Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Dr Yalom a consigné les cas rencontrés au cours de sa carrière, notamment dans Le bourreau de l'amour : histoires de psychothérapie (Galaade, 2005), un succès immédiat dès sa sortie en 1989. Fond universel et forme attractive - une plume fluide qui rend accessible la complexité des situations. Ce talent de conteur, le chantre de la psychothérapie de groupe - il a beaucoup travaillé et "appris" avec des cancéreux au stade terminal - le convertira en écriture fictionnelle. En 1992 paraît enfin son premier roman, Et Nietzsche a pleuré. Encore un best-seller : plus de 4 millions d'exemplaires vendus de par le monde, médaille d'or du Commonwealth pour la fiction. Pourtant, dans cette histoire de naissance de la psychanalyse qui met en scène l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra, Lou Salomé, le Dr Breuer - l'un des fondateurs de la psychologie des profondeurs - et son jeune confrère Sigmund Freud, Irvin Yalom n'avait pas exploré toutes les potentialités du roman. Et le professeur émérite de psychiatrie à l'université Stanford d'avouer, modeste : "J'ai l'impression qu'en matière de fiction je faisais du tricycle ; mes personnages étaient historiques et je racontais, sans grande invention."
Dans Apprendre à mourir : la méthode Schopenhauer (Galaade, 2005), >le psy romancier prend pour figure tutélaire du livre l'ancien mentor de Nietzsche, Arthur Schopenhauer. Il ne couchera pas le philosophe pessimiste sur le divan (c'était avant Freud), mais transposera le mal-être de Schopenhauer dans un protagoniste contemporain et chagrin : "La thérapie de groupe aurait fait le plus grand bien à Schopenhauer."
Rationalisme radieux
Sa dernière oeuvre de fiction nous plonge à nouveau dans l'existence d'un philosophe, cette fois aux antipodes de l'auteur du Monde comme volonté et comme représentation, puisqu'on a affaire au penseur d'un rationalisme radieux. Le problème Spinoza non seulement retrace la vie intérieure de ce juif d'Amsterdam du XVIIe siècle, banni de sa propre communauté et rejeté par les chrétiens, mais il entremêle le récit d'un autre aliéné psychologique, double sombre de l'auteur de l'Ethique, l'idéologue nazi Alfred Rosenberg chargé du pillage culturel de l'Europe, qui confisqua la bibliothèque de Spinoza : "J'ai toujours été fasciné par cette figure des Lumières, un grand rationaliste et précurseur de la laïcité, admiré par Einstein. L'ennui, c'est que, hormis son excommunication, pas grand-chose n'est survenu dans l'existence de cet homme solitaire. Quand j'ai appris l'épisode de la confiscation de ses livres par Rosenberg pendant la Seconde Guerre mondiale, je tenais enfin mon sujet..." En ces temps de retour de l'obscurantisme religieux, le livre est le bienvenu. Le problème Spinoza, plus qu'un roman, est une confession de foi rationaliste. Yalom n'en démord pas, si c'est inexpliqué, cela reste à être expliqué : "Je suis et serai spinoziste jusqu'au bout."
Irvin Yalom, Le problème Spinoza, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sylvette Gleize, Galaade, 576 p., 24,40 euros, tirage : 10 000 ex., ISBN 978-2-35176-151-9, mise en vente le 20 avril.
La malédiction du chat hongrois, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Le Livre de poche, 7,10 euros, tirage : 16 000 ex., ISBN 978-2-253-16218-6, mise en vente le 2 mai.