Qui trop embrasse... La formule est connue. Pour ce qui relève de la nature, elle renvoie à un paradoxe. Il est au cœur de l'essai de Romain Bertrand. On pourrait le résumer ainsi : depuis que nous avons pris conscience de la nature, nous n'avons plus de mots pour la décrire. « Les mots nous manquent pour dire le plus banal des paysages. » Bien vite on retombe dans les clichés. Les mots redeviennent fades, imprécis. On observe la même tendance dans la propension à tout photographier avec notre smartphone pour découvrir que le sublime coucher de soleil, enfin celui qui nous avait tant marqués, est d'une banalité confondante.
Pour en faire la démonstration, l'historien compose trois parties comme on sait faire à Sciences po. La première nous immerge dans les grands récits des naturalistes du temps de Darwin, Alfred Russel Wallace en tête. La deuxième prend la mesure de la difficulté à dire vraiment les choses, c'est-à-dire hors de l'homme, quand on est un écrivain comme Ponge ou Sartre. La troisième rapporte l'aventure de l'ornithologue Tom Harrisson qui observait d'autant mieux les oiseaux qu'il connaissait les hommes, d'où son approche instinctive de l'histoire naturelle.
Rousseau avait envisagé de « faire un livre sur chaque mousse des bois ». Il tira de chaque mousse une rêverie, ce qui n'est déjà pas si mal. Trouver les mots justes est un défi. Faire le portrait du monde en surface, en le montrant tel qu'il est et non pas tel que nous le ressentons est un exercice auquel bien des poètes ont cassé leurs rimes, comme Ponge ou D.H. Lawrence. « Tandis que Ponge se désespère de ne jamais parvenir à mettre sous verre le ciel de Provence, Lawrence s'épuise à décrire la Sicile en ses crépuscules. »
Faire le décompte des choses relève de la passion triste. « Même quand je regardais les choses, j'étais à cent lieues de songer qu'elles existaient : elles m'apparaissaient comme un décor. » Le propos de Roquentin dans La nausée illustre la manière dont Sartre comprenait l'immobilité qui l'entoure. Il n'est pas le seul. Romain Bertrand constate que « chez Valéry, esthète du verbe, la conscience se fait jour de ce que les mots manquent pour dire la nature ». La texture du monde n'adhère pas à la glu des mots, ou du moins pas suffisamment. Peut-être parce qu'on veut trop dire, tout englober. La tâche est trop grande. « Les êtres naturels sont comme les êtres chers : il n'est possible, pour les aimer tous, que de les aimer un par un. »
L'historien-il est aujourd'hui directeur de recherche au Centre d'études et de recherches internationales (Céri)-s'est fait connaître en 2011 avecL'histoire à parts égales(Seuil) dans lequel il analysait les récits faits de part et d'autre des premiers contacts entre Hollandais et Javanais au XVIIesiècle. Avec cette nouvelle étude très documentée, parsemée de longues citations, Romain Bertrand nous fait prendre la mesure de quelque chose d'important dans notre rapport au monde. « Les choses sont là, fidèles au poste : ce sont les mots qui manquent à l'appel, et ce pour la seule et triste raison que nous les avons oubliés. » Se souvenir de ces mots-là, ceux qui décrivaient au plus près les insectes, les fleurs et les animaux nous permettrait peut-être de prendre davantage soin du monde. Car trouver les mots justes, c'est comprendre.
Le détail du monde : l’art perdu de la description de la nature
Seuil
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 22 euros ;288 p.
ISBN: 9782021421415