Les couvertures jaunies d’exemplaires en langue originale de Cortazar, Borges ou Fuentes s’empilent dans la librairie Cien Fuegos (Paris, XXe). Aussi grande qu’un livre de poche, celle qui se targue d’être « la dernière latino-américaine de Paris » ouvre seulement de 15h à 18h, chaque jeudi. Miguel Angel Petrecca, poète argentin et fondateur de Cien Fuegos en 2015, partage son local avec deux autres activités, dont une de couture. À son public composé de Français et de la diaspora latino-américaine, il propose « des livres neufs importés d’Espagne sur commande mais surtout des livres d’occasions dénichés au fil des années ».
Siècle d’or révolu
Si aujourd’hui seule une librairie hispanophone à temps partiel accueille les clients espagnols, la capitale a connu jadis un siècle d’or. Après la Guerre civile espagnole et la Seconde Guerre mondiale, deux institutions ont pendant des décennies accueilli une clientèle hispanisante. Eva Touboul, vice-présidente de la Société des Hispanistes Français de l’enseignement supérieur (SOFHIA), s’en rappelle avec émotion : « Étudiante, j’achetais mes livres à la Librairie hispano-américaine de la rue Monsieur-le-Prince ou à la Librairie espagnole de la rue de Seine, puis rue Littré au début des années 2000. » Mais, en 2007, 60 ans après leur ouverture, la hausse des loyers du VIe arrondissement a eu raison de ces deux enseignes.
![La façade de Cien Fuegos, unique librairie hispanophone de Paris](/sites/default/files/styles/image_full_new/public/2025-02/Devanture%20dernie%CC%80re%20librairie%20Cien%20Fuegos%20C%20Marie%20Agne%CC%80s%20Laffouge%CC%80re.jpg?h=8abcec71&itok=jPJYvjY7)
Quelques librairies ont bien tenté de prendre le relais, mais sans succès. Il y a eu le Salon du livre argentin, tenu par Alejandro de Nunez de 2011 jusqu’à sa mort en 2019 au 21 rue des Fossés Saint-Jacques (Ve) et Hispanidad ouverte de février 2013 à fin juin 2018 au 16 rue Santeuil (Ve) mais aussi « la librairie El condor pasa fondée par le fils d’Antonio Berni, José Antonio Berni », se souvient Miguel Angel Petrecca. Aucune trace ne persiste de cette dernière librairie.
C’est aussi le cas de Carino, ouverte d’octobre 2019 à juillet 2023. Sur les conseils de l’École de la Librairie de Paris, Melisa Chali-Guerrien avait installé dans le Xe arrondissement cette « librairie de quartier française avec un gros rayon hispanophone contemporain pour montrer le bouillonnement littéraire d’Amérique Latine ». Mais, elle a joué de malchance avec l’arrivée du Covid et l’enchaînement des confinements jusqu’à la fin 2021. Faute d’avoir atteint l’équilibre, Carino a fini par fermer ses portes après quatre ans d’existence.
Marché restreint, frais exponentiels
Melisa Chali-Guerrien explique son échec, en partie, par le manque de clientèle : « Sur les 40 % de livres neufs vendus en librairie, moins d’1 % sont des livres espagnols. Il est utopique de penser qu’une librairie, à l’économie déjà fragile, peut tenir en France seulement en vendant des livres hispanophones. » Edith Espinoza, libraire en charge de ses rayons anglais et espagnols de la librairie internationale SMD Books, confirme l’impossibilité d’ouvrir une librairie uniquement espagnole : « Les ventes de livres en espagnol représentent 15 % de nos ventes totales à la fin de 2024. » Même constat à Lyon où la responsable du rayon littérature étrangère de Decitre Bellecour affirme : « Depuis le Covid, le rayon espagnol souffre d’une baisse de -40 %, contre -10% pour le rayon anglophone. »
Autre difficulté liée à la pandémie : l’inflation des coûts d’importation depuis l’Amérique latine. « Les frais de transport des livres ont augmenté : un panier moyen depuis l’Argentine coûtait 700 euros avant le Covid et près de 2 000 euros après, se désole Melisa Chali-Guerrien. Il était impossible d’augmenter les prix des livres pour amortir ces nouvelles dépenses face à la concurrence déloyale d’Amazon. »
20 % d’augmentation
Pour faire face à cette hausse, de nombreux libraires se tournent plutôt vers l’Espagne et le distributeur Celesa. Edith Espinoza, de la librairie SMD Books, détaille : « Pour négocier des conditions d’achat, nous nous rendons chaque année à la Foire internationale du livre en Espagne pour rencontrer éditeurs et fournisseurs et nous ajoutons environ 20 % au prix initial pour couvrir les frais de transport. » Un libraire de la librairie internationale L’Harmattan ajoute : « Les marges des libraires en Espagne sont autour de 29 %, contre 34 % en France, alors parfois on est obligé d’augmenter jusqu’à 37 % le prix d’origine pour s’y retrouver. »
De fait, acheter un livre en espagnol à Paris coûte plus cher. Quand un grand format coûte environ 26 euros en France, son prix se situe autour de 22 euros en Espagne. « C’est un budget parfois conséquent pour des populations immigrées qui peuvent ne pas avoir beaucoup de moyens », théorise la responsable du rayon littérature étrangère de Decitre Bellecour.
Absence de politique culturelle de diffusion
Eduardo Navarro Carrión, chargé des affaires culturelles de l’Institut Cervantès, tente aussi d’expliquer ce recul : « L’Espagne est un pays proche de la France où il est possible de commander sur Internet, d’avoir des ebooks ou d’aller à la bibliothèque de l’Institut Cervantès pour accéder à des livres gratuitement ». Faute de librairie où se procurer un livre qui vient de sortir avec succès en Espagne, Amaia Gutierrez Iturribarria, franco-espagnole installée à Paris, confirme : « Désormais je n’achète plus que sur Internet ou je fais du stock quand je retourne en Espagne. »
Cette disparition culturelle s’explique, en partie, par l’absence de politique d’aide publique des pays hispanophones. « L’Espagne, via l’Institut Cervantès, soutient uniquement les traductions de livres en espagnol mais n’aide pas à l’installation de nouvelles librairies », confirme Eduardo Navarro Carrión. Au contraire de la France, qui selon le Centre national du livre, se déploie à travers 200 librairies partout dans le monde.