Suite martiniquaise. La grande Béké, c'est Fleur de la Joucquerie, mais personne ne l'appelle jamais par son vrai nom. Blanche créole, native de l'île de la Martinique, elle fait partie de « cette caste orgueilleuse et exécrée qu'on appelle les békés ». Dépeint dans le roman de Marie-Reine de Jaham La grande Béké, devenu un best-seller en 1989 puis adapté à l'écran en 1998, son destin fait d'elle un modèle d'endurance hors norme face au sort qui s'acharne. Son mari alcoolique la libère des liens conjugaux en partant en fumée dans l'incendie qu'il met à son propre lit alors qu'il s'est endormi avec une cigarette ; son amant, l'irrésistible Duke, meurt par noyade en tentant de sauver une petite fille en réalité restée sur le rivage ; leur fils, Raoul, qu'on appelle « le bâtard », enfant né de l'amour et le seul des siens qu'elle aimera, meurt au front en 1941. Mais, espoir, Raoul lui laisse un petit-fils, Mickey. Et si Fleur perd beaucoup, elle conserve la terre. L'héroïne de La grande Béké est prête à tout pour sauver son domaine. Il faut dire que le 8 mai 1902, la ville de Saint-Pierre en Martinique a été anéantie avec ses 30 000 habitants par l'éruption de la montagne Pelée − appelée ici la « Catastrophe », avec majuscule, elle ponctue le texte. À la fois temps zéro de l'histoire et obsession, ce traumatisme, comme le sentiment de l'éphémère, poursuit les îliens de génération en génération. Pour Fleur, la « Plantation », majuscule encore, incarne un absolu, la permanence, à protéger même et surtout de la goinfrerie de ses enfants, héritiers aussi légitimes que cupides. À lire cet instinct de louve territoriale, on pense à Tara, la propriété de Scarlett O'Hara dans Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, ou au domaine de la mère dans Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras.
Trente-six ans après le premier volet, la saga reprend donc avec L'héritière de la grande Béké. Inspirée du grand-père de l'autrice, Victor Depaz, la grande Béké occupe les trois quarts de cette suite, laissant peu de place à son héritière Garance de la Joucquerie, qui, malgré ses ambitions, ne parvient pas à sortir de son ombre. Baby-boomeuse née en 1945, Garance parcourt l'histoire de son aïeule et celle du XXe siècle. Pétain, de Gaulle, Rosa Parks, Karl Marx, Fidel Castro et la guerre d'Algérie se succèdent comme dans un almanach. Ces personnages et ces événements qui ont secoué et forgé le monde tel que nous le connaissons sont cependant vus depuis la Martinique et au prisme de ses problématiques. Avec en toile de fond le changement des mœurs et des mentalités, on voit la colonisation devenir « une maladie honteuse », on s'interroge sur l'évolution des emplois du mot « nègre ». Garance nous emmène surtout à New York, jusqu'en 2023, quand l'argent roi finit par dominer et donc menacer son île. Heureusement, Garance « croit en l'avenir de la Martinique », et Marie-Reine de Jaham aussi. Cette dernière envisage d'écrire une suite, un roman d'anticipation, de façon à réaliser le vœu de Garance. Voir naître une nouvelle dynastie de békés, « libres, audacieux, créatifs, ouverts sur le monde en devenir ». « Des bâtisseurs du futur », comme une urgence en Martinique.
L'héritière de la grande Béké
Caraïbéditions
Tirage: 3000 ex.
Prix: 22,50 € ; 448 p.
ISBN: 9782373112160