Photo ROBERTO FRANKENBERG

Il dit qu'à présent il est débarrassé de la rancoeur. Que l'écriture de ce livre l'a apaisé. Dans Mon traître (Grasset, 2008), Sorj Chalandon, dissimulé sous les traits d'Antoine, jeune luthier parisien tombé amoureux de l'Irlande du Nord dans les années 1970, évoquait la trahison de Tyrone Meehan, héros combattant de l'Armée républicaine irlandaise - dans la vraie vie, Denis Donaldson, taupe des Britanniques pendant vingt-cinq ans, abattu en 2006 quelques mois après ses aveux. Dans ce nouveau roman, l'auteur se met dans la peau de Tyrone-Denis, l'ami irlandais perdu. Palpitant d'émotions et de sentiments encore chauds, Retour à Killybegs n'est pas une suite. C'est un passage de l'autre côté du miroir : le trahi invente une voix à son traître.

Sorj Chalandon s'est longtemps refusé à écrire sur sa patrie de coeur autre chose que des articles dans les journaux. Signature respectée de la rédaction de Libération de 1973 à 2007 et, depuis, du Canard enchaîné, le journaliste est devenu romancier sur le tard. Et continue de voir ces deux activités dans des mondes cloisonnés : le jour, le grand reporter Chalandon, prix Albert-Londres 1988 pour sa couverture du conflit en Irlande du Nord et du procès Barbie, le militant investi d'une pratique un peu à l'ancienne du métier d'informer, avec l'injonction "sachez-le" pour mot d'ordre... La nuit, Sorj l'écrivain, récompensé du prix Médicis 2006 pour Une promesse, l'auteur de La légende de nos pères (fin août au Livre de poche), parrain du Festival du premier roman de Laval. Celui qui écrit en jouissant des mots avec l'ivresse et l'esprit de revanche du bègue qu'il fut et dont il a raconté l'enfance lyonnaise au début des années 1960 dans Le petit Bonzi, son premier roman, paru en 2005. Celui aussi qui a collaboré à l'écriture de la seconde saison de Reporters, la série télévisée française diffusée par Canal +.

"Le journalisme d'actualité est une machine qui broie, j'ai besoin de la fiction pour me laver des faits", commente-t-il, tout en reconnaissant que la frontière entre ces deux formes d'écriture n'est pas si étanche, et que, s'il choisit d'utiliser des masques pour ses personnages de roman, il revendique toutefois le côté mémoriel de ses fictions et voudrait qu'un historien puisse y trouver des informations documentées et fiables... C'est bien le cas dans ses deux romans "irlandais" : l'activiste, vieilli, devient une figure plus paternelle. Le journaliste français, travesti en jeune musicien idéaliste, rappelle que dans la réalité c'est d'abord à travers la musique que s'est faite la rencontre de l'auteur avec l'Irlande, sa culture, sa langue, sa cause.

Deux morts sur le coeur

Sorj Chalandon se souvient de lectrices venant le trouver à la sortie de Mon traître : la guerre entre les Anglais et les catholiques irlandais il y a trente ans, Belfast, Bobby Sands et les grévistes de la faim morts, ce conflit contemporain violent dont il s'attache dans ce livre encore à défendre la légitimité, ça ne leur disait pas grand-chose. Mais, la trahison, >elles avaient reconnu le grand trou qu'elle fore dans le ventre.

Quand il a commencé à raconter cette histoire politique et intime, cet amour déçu, son ami le traître était encore vivant. Il ne l'a jamais revu. Et au bout de l'écriture, le journaliste-écrivain s'est retrouvé avec deux morts sur le coeur : Denis et son double de papier, Tyrone. Avec deux questions ouvertes sur le vide : pourquoi avait-il trahi ? Qui l'avait tué ? Dans Retour à Killybegs, Sorj Chalandon imagine des réponses et offre ainsi à ces deux personnages une rédemption par la fiction. Il fournit alibi et circonstances atténuantes en reconstituant notamment un scénario de piège qui explique, à défaut de justifier. Ce qu'il écrit est, convient-il, la "proposition la plus romanesque", mais aussi l'hypothèse "la plus plausible", même si, pour l'heure, "seuls les Britanniques savent". Mais c'est finalement le journaliste qui rend à l'ami sa "vraie mort" dans l'épilogue.

Aujourd'hui encore, il arrive à Sorj/Antoine de porter casquette et badge IRA, "breloques attendrissantes", comme les qualifie Tyrone Meehan dans une scène cruelle de Retour à Killybegs, et la Claddagh ring, bague d'appartenance à la communauté, un coeur couronné tenu dans le creux de deux mains, est toujours à son doigt. Fraternité et amitié appartiennent à des loyautés supérieures, et les noces avec l'Irlande engagent pour la vie.

Retour à Killybegs, de Sorj Chalandon (Grasset), sortie le 17 août.

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