"Chers lecteurs, toussotez, rajustez vos lunettes et prenez une bonne grosse gorgée de thé ! Nous allons maintenant faire la connaissance d’un mystérieux petit tas de m…", prévient la jeune auteure allemande Giulia Enders en ouverture d’un des chapitres du plus improbable des long-sellers. Depuis 100 semaines exactement, Le charme discret de l’intestin se trouve sans interruption dans le palmarès Livres Hebdo/GFK des meilleures ventes d’essais et documents. Publié le 1er avril 2015 chez Actes Sud, il a pris la première place de deux classements annuels successifs dans cette catégorie. Ses ventes hebdomadaires de février oscillent autour de 3 000 exemplaires, le situant aux environs de la 10e place.
"Nous en sommes à 1,039 million d’exemplaires", précise Estelle Lemaître, la directrice de la communication d’Actes Sud, qui cite le "bulletin des très grandes ventes" de la maison. "Il faut y ajouter 34 000 exemplaires numériques, c’est aussi un record", se félicite Martina Wachendorff, l’éditrice responsable des essais et documents, et du domaine allemand. En Allemagne, où le livre a été publié en mars 2014 par Ullstein, un des éditeurs de littérature générale du groupe Bonnier, les ventes atteignent maintenant deux millions d’exemplaires. Il a occupé trois fois de suite la tête du classement annuel Spiegel/Buchreport dans la catégorie des ouvrages de non-fiction brochés. La semaine dernière, il était encore en 3e position du tableau dont il n’est jamais sorti depuis 156 semaines. Et ses descriptions du fonctionnement sophistiqué de notre "deuxième cerveau" sont aujourd’hui lues dans le monde entier.
Terminer sa thèse
Pour le moment, Giulia Enders ne prévoit pas d’écrire d’autre livre, indique-t-elle par mail depuis l’Australie où elle donnait deux conférences cette semaine. "Je dois encore terminer ma thèse, qui porte sur un type de bactérie et la façon de l’empêcher de se fixer sur nos cellules, ce qui serait une alternative aux antibiotiques. Je souhaite aussi continuer à travailler à l’hôpital pour renforcer mon expérience, et j’ai quelques projets de recherche", ajoute la jeune diplômée en médecine. Mis à part le temps qu’elle a dû consacrer aux médias lors des lancements de son livre, en Allemagne et à l’étranger, et qu’elle a strictement contrôlé ensuite, ce phénoménal succès n’a rien changé à sa vie. "La plupart des patients ne me reconnaissent pas, même lorsqu’ils ont le livre sur leur table de chevet. Et lorsque cela arrive, nous avons un échange amusé et nous reprenons les choses normalement", explique-t-elle simplement.
"Science slams"
Les hilarantes vidéos des trois concours de présentation d’un thème scientifique en 10 minutes qu’elle avait remportés en 2012 ont pourtant été vues plus de deux millions de fois. Tout est parti de ces "science slams" : ils ont attiré l’attention de l’agent littéraire Petra Eggers, qui a convaincu la jeune étudiante d’écrire un livre sur cet organe qu’elle mettait si bien en scène. Il en est sorti un texte inattendu, à la fois ouvrage pratique de santé, et très solide vulgarisation scientifique désinhibée.
La personnalité de Giulia Enders, directe et enthousiaste, et l’association harmonieuse qu’elle forme avec sa sœur aînée, Jill, auteure des dessins et des schémas complétant ses explications aussi rigoureuses que drôles, sans tomber dans le scabreux ou la vulgarité, expliquent aussi son succès, au moins en Allemagne. "Mais le même résultat n’était pas garanti ailleurs", nuance Sophie Patey, son attachée de presse chez Actes Sud.
Alertés par le buzz
Ce curieux livre est arrivé en France par l’agence Fontaine, représentante d’Ullstein. "Deux mois après la publication, les ventes de l’édition allemande s’élevaient déjà à plus de 300 000 exemplaires, et les droits étrangers avaient été cédés dans de nombreux pays. C’est à ce moment-là que Martina Wachendorff a soumis une première offre", explique Sabine Fontaine. Alertés par le buzz à la Foire de Londres et les ventes en Allemagne, d’autres éditeurs s’étaient aussi montrés intéressés, mais ils n’ont pas donné suite : une jeune Allemande inconnue et un sujet aussi particulier ont découragé les meilleures volontés.
Face à un seul concurrent restant pour les enchères, Actes Sud l’a emporté pour un prix "très raisonnable", assure Martina Wachendorff. L’éditrice était persuadée d’avoir un bon livre, mais sans croire pour autant que la France serait le deuxième pays en volume de ventes. "Nous l’avons tiré à 5 285 exemplaires, comme d’autres nouveautés. Il n’y avait rien d’exceptionnel pour le lancement", se souvient-elle. Entre les premières négociations et la publication, il s’était toutefois écoulé une année, et Darm mit Charme (son titre original) était devenu LE phénomène éditorial de l’Allemagne, ce qui a attiré l’attention des médias avant même sa traduction.
"C’est vraiment la presse qui a lancé le livre", reconnaît Martina Wachendorff. Actes Sud a alors accompagné le succès "sur les réseaux sociaux, et avec une campagne de publicité à la fin du printemps 2015 dans la presse écrite, puis à la radio sur RTL à la rentrée", indique Estelle Lemaître. Giulia Enders est venue pour la promotion au printemps, puis à nouveau à l’automne pour passer notamment au "Grand journal" de Canal+. Libération lui a aussi consacré son portrait de dernière page, mais elle s’est ensuite concentrée sur ses études. Les journalistes qui souhaitaient la rencontrer sont allés en Allemagne. En juillet 2016, Télérama a réalisé un long reportage sur les sœurs Enders, qui ont fait la couverture du magazine. Actes Sud a relancé simultanément une campagne d’affichage sur ce "tube de l’été", dopant ses ventes de 45 % ce mois-là, à 37 150 exemplaires.
Un film, une exposition
Un film à venir sur ce livre et ses auteures pourrait relancer l’intérêt, de même qu’une exposition sur le microbiote (la flore intestinale) que la Cité des sciences, à Paris, a confiée à Jill et Giulia Enders, l’an prochain. La concurrence de nombreux titres dont le graphisme des couvertures s’est fortement inspiré de celui du Charme discret… n’inquiète pas l’éditeur, qui n’a pas encore programmé le passage en poche. Cette réédition pourrait d’ailleurs prendre des allures de nouveauté, avec de possibles développements sur les pré- et probiotiques, qui nourrissent les bonnes bactéries de l’intestin, évoquées à la fin du dernier chapitre de ce long-seller. Au rythme actuel, les ventes en grand format ont encore un potentiel de plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires.
Des long-sellers qui font beaucoup de bien
En général imprévisibles, les livres à longue durée de vente peuvent apparaître dans n’importe quel secteur de l’édition.
Un million six cent mille exemplaires vendus en deux mois pour Le papyrus de César, un million en deux ans pour Le charme discret de l’intestin : les chiffres du volume 36 des aventures d’Astérix et ceux de l’essai de Giulia Enders illustrent parfaitement la différence de nature entre un best-seller et son faux jumeau, le long-seller. La courbe des ventes du premier ressemble à une falaise, celle du second grimpe comme une belle route de montagne. Le best-seller est connu, attendu, marketé comme un succès évident, et jugé décevant s’il reste en deçà de ses ambitieux objectifs. Le long-seller sort de nulle part, est publié dans le relatif anonymat du flot des nouveautés, dont il émerge comme une bonne surprise pour son éditeur, les libraires et les lecteurs.
Curiosité amusée
Les analyses a posteriori apportent quelques éléments de compréhension mais jamais d’explication déterminante, sinon les éditeurs ne publieraient plus que des best-sellers. Les statistiques de recherches sur Google montrent que les Allemands se montrent bien plus préoccupés par leur intestin que les Français : il apparaît donc cohérent qu’un succès comme celui de Giulia Enders ait d’abord émergé outre-Rhin, éveillant une curiosité amusée ailleurs, avant que les qualités propres de l’ouvrage ne soulèvent l’intérêt réel de lectorats très différents.
Avec Millénium, Actes Sud avait déjà réussi un exploit dans un genre dont les codes sont toutefois plus internationaux. Publié en juin 2006, le premier tome du thriller de Stieg Larsson, un Suédois inconnu, décédé en 2004, avait démarré doucement (14 000 exemplaires la première année), avant de décoller l’année suivante (166 000 exemplaires), puis de vraiment s’emballer en 2008 (576 000 exemplaires), et de redescendre tranquillement pendant trois ans, toujours en grand format (1,2 million d’exemplaires au total). Les deux volumes suivants ont affiché des évolutions similaires dans la durée, à 1 million d’exemplaires. Le poche s’est inscrit en deçà.
Avec La couleur des sentiments de l’Américaine Kathryn Stockett, publié par sa filiale Jaqueline Chambon, le groupe Actes Sud a inscrit une performance similaire, à 753 000 exemplaires en grand format vendus de 2010 à 2012. Babel, la filiale poche d’Actes Sud, a signé un autre succès tranquille avec Le mec de la tombe d’à côté de Katarina Mazetti, une histoire d’amour au cimetière traduite du suédois et publiée initialement par Gaïa, une petite maison basée dans les Landes : 840 000 ventes en six ans, de 2009 à 2014, avec un pic en 2011.
Une exploration non exhaustive d’une décennie de palmarès des meilleures ventes de Livres Hebdo fait ressortir d’autres long-sellers en littérature française. Anna Gavalda, un peu moins présente aujourd’hui, s’était installée durablement dans le tableau des romans, et surtout des poches : Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, son premier recueil de nouvelles publié au Dilettante en 1999 puis repris chez J’ai lu, s’est vendu à 1,2 million d’exemplaires de 2003 à 2011, avec un sommet en 2005 et 2006. Ses autres grands succès (Je l’aimais, Ensemble, c’est tout) étaient plus prévisibles, mais ils se sont installés aussi dans la durée (respectivement 1,1 million et 1,3 million d’exemplaires sur la même période). Marc Levy (Robert Laffont/Pocket) et Guillaume Musso (XO/Pocket) ont fonctionné de la même façon après un succès initial qui les a placés dans les meilleures ventes poche des années 2005 à 2010, passant ensuite au statut d’auteurs de best-sellers attendus. Presque à la même période, Katherine Pancol (Albin Michel/Le Livre de poche) suit la même tendance avec sa trilogie familiale qui reste dans les meilleures ventes de 2006 à 2012 (avec le poche).
A bas bruit
Chez Gallimard, L’élégance du hérisson, deuxième roman de Muriel Barbery, révélée par l’histoire d’une concierge secrètement philosophe démasquée par une gamine surdouée, s’inscrit plutôt dans ces surprises d’abord révélées à bas bruit, puis bien établies : le roman s’est vendu à 1,1 million d’exemplaires en grand format, de 2006 à 2009, suivis de 727 000 exemplaires chez Folio (2009-2010, pour l’essentiel).
On peut multiplier les exemples, et dans des secteurs très différents. L’acteur Lorànt Deutsch a su faire partager sa passion de l’histoire de Paris avec Métronome, publié chez Michel Lafon : le premier titre a atteint 933 000 exemplaires de 2009 à 2012, avec un pic en 2010. Dans un tout autre registre, Indignez-vous ! de Stéphane Hessel a fait le bonheur de son éditeur, Indigène, qui en a vendu 2,5 millions d’exemplaires de 2010 à 2013, mais avec un raz de marée en 2011 (1,6 million de volumes). Le prix très bas (3 euros), le texte très court (30 pages) en font toutefois plus un manifeste qu’un livre, qui s’écoule encore à 10 000 unités par an. Tout aussi discrètement, Matin brun, la nouvelle (10 pages, 2 euros) de Franck Pavloff publiée fin 1998 chez Cheyne, circule comme un témoin de l’inquiétude face à l’extrême droite, de 40 000 à 50 000 exemplaires par an. Mais le long-seller qui a changé le monde de l’édition en France est assurément La Terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand, publié chez La Martinière en 1999, et vendu à près de 3,5 millions d’exemplaires selon son auteur. Fort de ce succès, et avec le soutien de la famille propriétaire de Chanel, son éditeur avait racheté le Seuil en 2004, à la surprise générale.