«
Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas ». Venant du grand traducteur
André Markowicz (
Le Monde du 12 mars), l’affirmation a toutes les apparences de l’évidence. L’universaliste que je suis, admirateur des Lumières, devrait applaudir. N’est-ce pas une saine réaction à ce nouvel obscurantisme « racisé » qui permet à une journaliste noire,
Janice Deul, de convaincre une écrivaine néerlandaise, au prétexte qu’elle est blanche et n’a pas le même vécu qu’une noire américaine, d’abandonner son projet de traduction du poème qu’
Amanda Gorman a écrit et scandé pour l’investiture de Joe Biden ? (
Lire aussi notre article: Traducteurs et éditeurs réagissent à la polémique Amanda Gorman)
La traduction n’est-elle pas, au contraire, l’expression même de la liberté de penser, c’est-à-dire de notre capacité à nous comprendre par-delà le mur des identités ? Pourtant, le ton péremptoire d’André Markowicz peine aujourd’hui à me convaincre. Il me semble révéler une forme de cécité devant ce large mouvement d’aspiration à la parole qui s’affirme à travers le monde de la part de personnes vouées jusqu’à présent à subir celle des autres ou à en recopier benoîtement les tournures.
L'expression des minorités
Je ne conteste certainement pas la légitimité des mâles blancs à traduire des textes d’écrivains noirs, de femmes ou de toutes autres personnes issues des « minorités ». Force est d’admettre, d’ailleurs, au risque d’un procès en préférence occidentale, que l’histoire de la traduction, avec tous ses effets bénéfiques, aura été principalement le fait d’intellectuels liés de près ou de loin aux cercles des pouvoirs successifs. Et c’est précisément le génie des aristocrates et grands bourgeois des Lumières d’avoir voulu, même si ce fut en partie à des fins de prédation, écouter et embrasser toute la diversité du monde en l’inscrivant, par une vaste opération de traduction, en une encyclopédie bigarrée, cosmopolite. Mais, trois siècles après, ce mouvement d’émancipation intellectuelle débouche logiquement sur une explosion de prises de parole autonomes - comme celle, historique, d’Amanda Gorman – dont il faut tenir compte, sauf à ne pas vouloir continuer l’épopée des Lumières en la renouvelant. Autant le XXème siècle aura fait descendre vers les humiliés et les offensés des idées préconçues de révolution, autant notre époque, du fait de la mondialisation et de la puissance du numérique, permet enfin à ceux-ci d’exprimer par eux-mêmes leur propre expérience et d’en faire bénéficier toute l’humanité. C’est pourquoi il n’est plus acceptable de disqualifier d’un revers de phrase ce juste retour de parole, même si c’est au nom des vertus d’empathie que la traduction recèlerait par essence.
Une opportunité plutôt qu'une menace
D’ailleurs, André Markowicz lui-même, bien qu’il mesure la qualité d’une traduction d’abord au professionnalisme de son auteur, admet qu’il y a «
des traductions « coloniales » qui transforment les textes étrangers en textes français académiques » et d’autres qui, à force «
d’amitié portée à la parole d’autrui », font réellement œuvre de passage. Alors, puisqu’il reconnaît ainsi au moins un certain degré «
d’indétermination de la traduction » liée au contexte (Quine*), on se demande pourquoi il n’accueillerait pas avec empathie la revendication de Janice Deule plutôt que de l’interpréter comme une menace et de dénoncer immédiatement «
cette idéologie de l’atomisation de l’humanité selon la couleur de peau » ? Une autre attitude aurait pu consister à y voir une opportunité d’élargissement du champ des possibles. La traduction, comme bien d’autres formes d’expression, est un fait culturel qui ne se réduit pas aux qualités individuelles de ses auteurs et consacre une « capabilité » collective (Nussbaum**). Encourager ou pas le mouvement d’émancipation culturelle qui bouscule nos repères, telle est la question que tout intellectuel doit se poser.
Soyons clairs. Il n’est pas question d’accepter la violence et l’intimidation qui accompagnent souvent la révolte comme ce fut le cas, par exemple, lorsque la mise en scène des
Suppliantes de
Philippe Brunet fut empêchée par des associations d’étudiants noirs au prétexte que des comédiens y étaient grimés en noir. Même si la vindicte de ces étudiants me rappelle celle des pseudo-révolutionnaires que nous étions, il y a 50 ans, au service de causes infiniment plus contestables, cette violence est d’autant plus inadmissible que Philippe Brunet est justement un helléniste pratiquant l’empathie, allant jusqu’à s’accompagner de sa lyre antique pour chanter la colère d’Achille. D’ailleurs, il n’est pas monté sur les grands chevaux de son universelle compétence. Il s’est inquiété sincèrement d’avoir pu choquer et a trouvé une solution intelligente en utilisant des masques dans la grande tradition du théâtre grec.
Réinventer l'universalisme
Ainsi vont aujourd’hui les tribulations d’un universalisme appelé à se réinventer. Celui-ci doit rester, plus que jamais, notre moteur et notre horizon. La traduction en est l’exacte illustration puisque, malgré l’indétermination qui la rend toujours un peu étrangère à elle-même (à sa référence), elle rend à l’évidence possible la communication dans cet entre-deux qui fait culture. A contrario, l’essentialisation identitaire de la différence, quelle que soit sa coloration politique, est régressive, mortifère. Ceci dit, jusqu’à présent, l’universalisme hérité des Lumières avait simplifié le champ de la diversité en le faisant entrer dans des classifications a priori, dont les bibliothèques et les musées sont la cristallisation. Désormais, ces objets de classification parlent d’eux-mêmes en quelque sorte et produisent au fur et à mesure de leurs échanges leur propre définition, transformant l’universalisme en une reconfiguration toujours plus riche de notre commune humanité. Les institutions de la culture et singulièrement les bibliothèques doivent y trouver une source de renouvellement, sans craindre la « colonisation » inversée dont le magazine
Marianne les affuble cette semaine.
Il y a donc de quoi être plutôt optimiste en dépit de l’aigreur que suscite la remise en question des positions acquises. D’ailleurs, la mobilisation mondiale contre la pandémie et le réchauffement climatique, pour traversée qu’elle soit de contradictions, nous montre qu’il devient de plus en plus difficile de faire bande à part. L’universalisme, le vivant, pas celui de nos anciennes abstractions, démontre toujours plus sa force inclusive comme nous le prouve la prestation d’Amanda Gorman devant le 46
ème président de la première puissance du monde.
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*Willard Van Orman Quine, Le Mot et la chose, Flammarion Champs, 1977.
** Martha Nussbaum, Capabilités, comment créer les conditions d’un monde plus juste ? Flammarion Climats, 2013