"Se dédoubler en observatrice. Etre à la fois sujet et personnage d’une même scène." Dans Mes clandestines, son septième livre en vingt ans, l’éditrice Sylvie Gracia livre un autoportrait en femme qui regarde les femmes. Elle les observe en fille, en mère, en sœur, en amie, en cousine… C’est même parfois une curiosité aimante à double fond : elle regarde ceux qui les regardent. Et sous ce regard si pénétrant - "moi qui suis d’abord un œil […] des images me traversent" - s’incarnent les héroïnes familières ou anonymes d’un grand gynécée. Derrière les corps scrutés des vivantes comme des défuntes, il y a "l’énigme absolue des mères", et de la sienne, en particulier, emportée par la maladie en 1992, avant ses 60 ans, quand la narratrice était enceinte de sa deuxième fille. Une mère fantôme à qui Sylvie Gracia offre un tombeau d’images. Mais voilà aussi la grand-mère aveyronnaise, brodeuse de draps. Mathilde, la vieille amie nonagénaire. Estelle qui "comme moi est une tueuse de mères mortes". Clémence terrassée par "la foudre cancéreuse". Voilà Tamina, la rivale devenue complice, avec qui elle célèbre par une cuite au mojito "la mise à mort d’un amant" commun. La photographe Camille Moravia. Ou Annie Ernaux, si précieuse pour "tendre le miroir de notre commune condition".
L’auteure du Livre des visages (Jacqueline Chambon, 2012), "journal facebookien", interroge l’invisibilité, celle de l’âge mûr, mais aussi celle de sa propre position d’écrivaine, "cantonnée dans les marges silencieuses", sans doute plus attachée à mettre les autres dans la lumière qu’à occuper un espace trop directement exposé. Elle apparaît ainsi réfléchie, diffractée dans ces portraits de femmes, dans cette intimité à la fois utérine et pourtant toujours légèrement à distance des photos et des romans. "La littérature ne sauve de rien. Mais certains livres dans certaines circonstances nous rouvrent au territoire apaisant de l’essentiel", écrit-elle. Mes clandestines habite ces lieux-là. Véronique Rossignol