L'éclectique Franck Maubert s'était déjà intéressé à quelques artistes, dont Toulouse-Lautrec ou Francis Bacon, sur lequel il a réalisé un livre d'entretiens remarqué, L'odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux (Mille et une nuits, 2009). Le voici qui approche aujourd'hui un autre monstre sacré, Alberto Giacometti. Quelqu'un de bien plus discret, voire secret, et par un biais quelque peu particulier. Trente ans après la mort du maestro, disparu en 1966, Maubert a rencontré, et longuement confessé chez elle, à Nice, une certaine Caroline, qui fut à la fois le modèle, la compagne officieuse et le dernier amour de celui qu'elle appelait "ma Grisaille » et dont elle dit joliment qu'elle était "sa démesure ».
Caroline, qui s'appelait en fait Yvonne-Marguerite, avait rencontré Alberto en novembre 1958, dans la bohème de Montparnasse que tous deux fréquentaient. Elle, une vingtaine d'années, vivait de ses charmes. Lui, près de soixante, était absolument fasciné par les prostituées, ainsi qu'il en témoigne à de nombreuses reprises dans ses Ecrits. Même si Giacometti était marié à la très vigilante Annette, laquelle habitait au-dessus de son fameux atelier du 46, rue Hippolyte-Maindron, dans le 14e des rapins, et si son frère Diego, son double, son assistant, veillait sur lui comme une seconde mère, ses aventures étaient nombreuses, et il recevait souvent des "visites". Il y eut même des scènes et des crêpages de chignon entre la légitime et d'autres...
Mais avec Caroline, l'affaire alla beaucoup plus loin. Si l'on en croit l'intéressée, et son biographe, ce fut un amour fou, passionnel, qui unit le sculpteur et son modèle, devenue sa maîtresse. Pour elle, Alberto - qui, quoique fort riche, vivait comme un clodo - commet des folies : il se fait racketter par des voyous, sans doute les macs de son amie qu'il établit en meublé, et à qui, même, à défaut de la Ferrari dont elle rêve, il offre une MG cabriolet rouge où elle l'emmène se griser de vitesse. Oublier un peu son train-train quotidien, et l'angoisse permanente de l'échec artistique qui le taraude dès qu'il s'attelle au moindre dessin. Ensemble, ils visitent le Louvre, la salle des momies, si proches de ses propres portraits. Elle l'accompagne à Londres, pour sa première rétrospective à la Tate Gallery. Ils dînent avec Francis Bacon : deux artistes fascinés par le corps humain, même s'ils ne lui réservent pas le même traitement. Ensemble même, Caroline et Alberto conçoivent un livre, Paris sans fin, témoignage de leurs interminables promenades nocturnes en amoureux.
Caroline était sans doute frivole et vénale, mais sincèrement éprise, et pas intéressée : du colossal trésor que représente l'oeuvre de Giacometti - faisant d'ailleurs l'objet d'affrontements et de procès récurrents -, elle n'a rien emporté, rien gardé. Elle finit sa vie, triste et solitaire, se suicidant à grand renfort de Kool menthol tout en revivant le plus bel épisode de sa folle jeunesse. Une relation de confiance s'est installée avec le mémorialiste, à qui elle a confié le plus intime de ses souvenirs. Il en a fait ce petit livre passionnant, émouvant, vif, qui réunit une dernière fois l'artiste de génie et son amie oubliée, Caroline et sa "Grisaille".