Jeunesse

L'art de l'enfance

Olivier Dion

L'art de l'enfance

En pleine restructuration, le marché du livre jeunesse fait la part très belle au young adult ainsi qu'au manga et se réinvente côté éveil. Autant d'idées pour faire face à une baisse des ventes, en partie compensée par la revalorisation du prix des ouvrages. Alors que la profession se réunit au Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil du 29 novembre au 4 décembre, n 'oublions pas que la jeunesse est l'âge des possibles.

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Par Charles Knappek
Créé le 28.11.2023 à 17h10

Clairement, c'est le roman adolescent qui tire aujourd'hui le marché de la jeunesse, affichant une progression (+14,8 % entre septembre 2022 et août 2023 selon nos données GFK) qui tranche avec les difficultés observées dans les autres catégories phares (album, roman 8-12 ans...). L'effet pass Culture semble d'ailleurs avoir contribué à l'essor du segment, dont la vitalité repose aussi bien sur les lecteurs ados que young adult. « Un lecteur de young adult sur deux a plus de 18 ans », note Céline Dehaine, directrice de Flammarion jeunesse. De quoi inciter les éditeurs à renforcer leur offre tant les passerelles sont évidentes entre les lectorats ado et young adult.

Encore peu présents sur le segment, les Livres du dragon d'Or (Edi8) poussent par exemple les romances d'inspiration coréenne avec plusieurs livres de jeunes autrices repérées sur Wattpad : Fire on ice de Solène Mérono, Page 341 d'Élodie Condé ou Amour, K-pop & gâteau de riz de Dana Blue. Mais ce sont les ouvrages d'imaginaire et/ou de romance mâtinée de fantasy (la romantasy) qui concentrent l'essentiel des ventes avec des séries phares comme Le peuple de l'air d'Holly Black (Rageot) ou le grand retour de Christopher Paolini qui signe Murtagh et permet à Bayard jeunesse de proposer de nouvelles éditions des quatre premiers tomes d'Eragon, deuxième plus gros succès de littérature jeunesse des vingt dernières années après Harry Potter. 

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Sous les toits de Paris de Dao Nguyen chez Flammarion jeunesse.- Photo OLIVIER DION

Le pouvoir prescripteur de TikTok joue aussi à plein, profitant aux nouveautés comme au fonds. « Beaucoup d'ados viennent acheter un titre repéré sur TikTok sans demander aucun conseil », confirme Mélanie Pennel, cogérante de la librairie Les Sauterelles, à Colombes. Parmi les titres plébiscités, la libraire signale Inheritance games et La carte des confins chez PKJ, ou encore Lightlark (Lumen). Les éditeurs suivent le mouvement : chez Hachette romans, la publication fin octobre de l'édition collector de Mille baisers pour un garçon de Tillie Cole couronne le succès « made in TikTok » de ce titre initialement paru en grand format en 2016. Sur un positionnement original, la romance de l'avent Un cœur pour Noël de Sophie Jomain (Auzou) était déjà en rupture fin octobre. « Les chocolats sont remplacés par un chapitre à lire chaque jour, détaille Gauthier Auzou. Nous avons déposé un dessin et un modèle pour protéger notre concept de roman de l'avent que nous déployons depuis 2021. »

Histoires réalistes

Début 2024, Holly Black revient chez Rageot avec le one-shot Au plus profond de la forêt. L'éditeur signale aussi comme enjeu Ce don perfide, premier tome de la duologie romantasy d'Emily Thiede. À rebours de la romantasy, les éditeurs conservent un volant d'histoires dites réalistes, mobilisant quelques poids lourds du genre comme Anne-Laure Bondoux avec Nous traverserons des orages ou Timothée de Fombelle pour le 3e tome d'Alma, tous deux chez Gallimard jeunesse. Chez Nathan jeunesse, Tant que fleuriront les citronniers, premier roman de Zoulfa Katouh paru début septembre, a pour cadre la guerre civile en Syrie et a déjà dépassé les 6 000 exemplaires vendus. Cécile Alix traite également des conflits dans son nouveau roman Guerrière (Slalom). Rageot annonce pour mars 2024 Le pays de rêve de David Diop tandis que l'École des loisirs signale Wendigo de Rebecca Lighieri.

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Chronologies visuelles des sciences chez Gallimard jeunesse. Titom au pays des Grandpetits chez Robert Laffont jeunesse.- Photo OLIVIER DION

Si on élargit la focale à l'ensemble du marché du livre jeunesse, les chiffres sont plus pondérés puisqu'il s'avère quasi stable en valeur (-0,2 % ). Il a su enrayer la spirale de décroissance amorcée l'année dernière après le bond exceptionnel des années Covid. Mais ce résultat, qui doit beaucoup à la revalorisation des prix de vente (le tarif moyen au titre a progressé de 4,8 %, pour s'établir à 9,51 euros), ne saurait faire oublier l'érosion structurelle en volume (-4,7 %, dans la continuité de l'exercice précédent). Une tendance qui préoccupe les éditeurs : « La hausse des prix de vente, en réponse à l'inflation, nous permet de maintenir le chiffre d'affaires malgré la baisse des volumes, mais la situation commence à devenir délicate par rapport aux niveaux de 2019 », note Hedwige Pasquet, présidente de Gallimard jeunesse. « L'augmentation des coûts de production a réellement produit ses effets cette année, avec un impact sur les marges, observe pour sa part Louis-Pascal Deforges, codirecteur général de Bayard éditions. Nous avons aussi stocké un peu plus car nous sortions de deux très bonnes années, mais l'activité reste très solide, avec un fonds (hors Mortelle Adèle) qui représente 68 % de notre chiffre d'affaires. » 

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Amour, K-pop & gâteau de riz aux Livres du dragon d'Or.- Photo DRAGON D'OR

Le suspense de Noël

Hormis le roman ado/young adult, tous les segments sont concernés par l'attrition des ventes, le roman 8/12 ans et les premières lectures se distinguant particulièrement par des scores décevants. La situation ne s'est guère améliorée à la rentrée, l'ensemble des éditeurs interrogés confirmant le ralentissement de l'activité en septembre, tant en valeur qu'en volume. Comme chaque année, les dernières semaines précédant Noël seront décisives, le livre n'étant à ce titre pas le plus démuni des produits culturels. « Il continue même de servir de valeur refuge à beaucoup de ménages car il reste peu cher au regard d'autres catégories comme les jeux vidéo ou les jouets », rappelle Gauthier Auzou, président des éditions Auzou. « L'édition jeunesse a une carte à jouer, le rapport prix/valeur symbolique du livre en tant que cadeau est énorme », abonde Marianne Durand, directrice générale jeunesse et jeux chez Nathan. 

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Illustration- Photo OLIVIER DION

Il n'y a donc pas encore péril en la demeure, même si certains correctifs s'imposent déjà. Hachette romans a par exemple provisoirement suspendu les acquisitions de droits en grand format dans la catégorie 8-12 ans. « Skandar d'A. F. Steadman, dont nous allons publier le 3e tome, est la seule série jeunesse récente qui a réussi à s'installer durablement, note Charlotte Borelle, directrice marketing et communication chez Hachette romans et Le Livre de poche jeunesse. Pour le reste, les ventes se concentrent sur les long-sellers. » Autre signe des temps, Gallimard jeunesse propose pour la première fois des éditions collectors de six titres au format poche, tirés entre 6 000 et 12 000 exemplaires. « Il y a un peu d'inconnu, nous sommes prudents, reconnaît Hedwige Pasquet. C'est l'occasion de mettre en avant de très beaux livres du fonds. » Plus prosaïquement, certains auteurs spécialisés dans le roman 8-12 ans changent leur fusil d'épaule et visent désormais le public ado, tels Cassandra O'Donnell dont la prochaine série Dead garden (Flammarion jeunesse), annoncée pour février, s'empare des codes de la fantasy pour jeunes adultes. 

Nouvelles séries

Le roman 8-12 ans n'est pas pour autant déserté par les éditeurs, comme en témoigne le succès de la série Mémoires de la forêt de Mickaël Brun-Arnaud, qui a poussé l'École des loisirs à en adapter le premier tome en audio. Une version en bande dessinée est également annoncée chez Rue de Sèvres. De nouvelles séries voient aussi régulièrement le jour ou continuent d'être alimentées : toujours à l'École des loisirs, la série Histoires naturelles de Xavier-Laurent Petit s'est enrichie à la rentrée du beau texte initiatique Le pays de sable. « Entre 8 et 12 ans, les enfants lisent de tout, les tendances sont nettement moins marquées qu'en littérature ado et young adult », rappelle Murielle Couëslan, directrice de Rageot, qui s'appuie aussi bien sur le succès de la série réaliste Les 4 sœurs de Sophie Rigal-Goulard que les textes d'imaginaire d'Estelle Faye ou Adrien Tomas. Chez Poulpe Fictions, l'enjeu de fin d'année est le premier tome de la trilogie des Arsène de Bertrand Puard. Un cran en dessous, en premières lectures, Nathan refond son offre à travers une nouvelle collection, « Lune bleue », dont les premiers titres paraîtront début 2024, parmi lesquels plusieurs séries phares comme Amélie Maléfice ou Frissons au CP

Les nombreux développements récents en direction de la bande dessinée et du roman graphique constituent autant de réponses à l'atonie du roman 8-12 ans, qui peut aussi, pour partie, s'expliquer par la baisse du niveau moyen de lecture des enfants. « Le roman graphique jeunesse est une vraie piste pour nous car il permet d'entrer plus facilement dans les textes », confirme Isabel Vitorino, responsable éditoriale chez Hachette romans. L'éditrice dresse justement un bon premier bilan du lancement, début 2023, de la collection « Romans graphiques », essentiellement portée par des parutions pour ados et jeunes adultes, mais qui s'ouvrira en 2024 aux 8-12 ans avec Estelle Pirouette de Brian Freschi et Elena Triolo. 

Gare aux mangas

Plébiscité par les plus jeunes, le manga offre aussi d'importants axes de développement, même si les titres pensés – et adaptés – pour la jeunesse y restent plutôt rares, à l'instar de la licence Pokémon chez Kurokawa (Edi8), de My hero academia (Ki-oon) ou du catalogue Nobi Nobi ! au sein de Pika (Hachette Livre). « Les lecteurs français de mangas sont en général plus âgés que le public cible japonais car on y trouve très vite des contenus à caractère violent, souligne Louis-Baptiste Huchez, directeur éditorial chez Ototo. C'est pour cette raison que beaucoup de parents ont du mal à choisir quel type de manga proposer à leurs enfants. » Partant de ce constat, l'éditeur a développé une offre jeunesse avec des séries comme La petite faiseuse de livres ou Kaijû Girl. Si une nouvelle série +Anima a été lancée ce mois de novembre, l'offre purement jeunesse reste réduite chez Ototo, « faute de production significative » au Japon, rappelle Louis-Baptiste Huchez.

Le segment de l'album mobilise tout autant. Chez Gautier-Languereau, Ce qui te rend unique de Chris Saunders s'annonce « comme un très beau succès de la fin d'année », indique Sarah Koegler-Jacquet, directrice générale de départements chez Hachette Livre. Effectif au 1er octobre, le rachat de Margot par l'École des loisirs permet à l'éditeur de compléter son offre avec des albums pour les plus grands, dans un style graphique à la croisée entre jeunesse et BD. L'École des loisirs publie également plusieurs albums ambitieux, parmi lesquels Pauline voyage de Marie Desplechin et François Roca, tandis que Flammarion jeunesse propose Sous les toits de Paris de Dao Nguyen et qu'Albin Michel jeunesse signale L'homme de fer de Thibault Bérard et Violette Le Gendre. 

Au sein de Robert Laffont, la création depuis 2020 d'une offre resserrée d'albums traduit la volonté de s'adresser à tous les publics jeunesse (hors éveil). Pour cette fin d'année, Robert Laffont compte sur Titom au pays des Grandpetits d'Agathe et Étienne Lecaron, illustré par Maguelone du Fou. Chez Gründ, la montée en puissance des albums opérée depuis un an a aussi porté ses fruits. « L'image de la maison a évolué et nous permet de nous rapprocher de la librairie », souligne Alexandra Bentz, directrice générale adjointe d'Edi8. En 2024, Albin Michel jeunesse ouvrira pour sa part une nouvelle ligne d'albums axée sur l'humour avec notamment en avril une série de Lewis Trondheim. Enfin, après avoir créé ses filiales Nimba (Côte d'Ivoire) et Saaraba (Sénégal) en 2021 et 2022, le groupe Editis a entamé au printemps leur diffusion en France. 

L'éveil bio

En éveil, et alors même que la Commission européenne a publié en juillet une proposition de règlement susceptible d'aboutir à un renforcement des obligations de tests sur certaines catégories de titres, les livres sonores se sont globalement mieux comportés que le reste du marché. En juin dernier, Gründ a enrichi sa collection phare « Mes premiers livres sonores » d'une série de livres sonores à toucher. Il a aussi déployé en septembre une nouvelle collection, « Mon livre sonore à volets », un peu plus chère avec ses nombreux rabats, et néanmoins bien accueillie en librairie. Chez Milan, l'enjeu de la rentrée est Les petits bonheurs de la vie dans la collection « Mon grand imagier sonore », imprimé à 45 000 exemplaires. Paru en octobre, le titre a aussi été traduit pour le marché nord-américain.

Dans le même temps, Milan renouvelle son offre de livres en tissu, optant pour une approche écoresponsable : en mars 2024, les titres de la nouvelle collection « Mon imagier tout doux » incluront du coton bio. « Il nous a fallu trouver les bons fabricants pour faire certifier le projet, raconte Bénédicte Debèse, codirectrice générale de Milan. Nous pensons que le marché est mature pour des titres un peu plus chers qui répondent aux enjeux environnementaux. » Dans la même lignée, l'éditeur publiera aussi en juin des livres de bain en tissu recyclé. Gallimard jeunesse annonce de son côté pour mars 2024 une nouvelle collection d'éveil « Les doudous » tandis qu'Albin Michel jeunesse signale le bon démarrage de la série « Mon petit pop-up », lancée fin août et « très repérée par les éditeurs étrangers à Francfort », signale Marion Jablonski, directrice des départements jeunesse et BD chez Albin Michel. 

Objectif Jeux olympiques

Enfin du côté des documentaires, Milan jeunesse accompagne les Jeux olympiques et lancera en mai 2024 une collection de livres proposant de découvrir un sport sous le parrainage d'un athlète de haut niveau (Léon Marchand en natation, Pascal Martinot-Lagarde en athlétisme...), tandis que Bayard jeunesse annonce une collection « Les romans docs engagés », centrée sur différentes personnalités comme Alfred Nakache, Greta Thunberg ou Nelson Mandela. Chez Nathan jeunesse, la série « À bord de l'Histoire » allie « le sérieux du documentaire et l'élan propre aux œuvres de fiction », indique Marianne Durand. Elle s'ouvrira avec des titres dédiés aux Vikings, aux fusées ou à la bicyclette pendant l'Occupation. Chez Flammarion jeunesse, l'événement est bien sûr le livre photo Thomas Pesquet raconte notre planète bleue, paru en octobre. Alors que deux ans après le succès de Tout sur les règles !, l'éditeur revient aussi avec le nouveau livre d'Anna Roy et Mademoiselle Caroline : Tout sur les zézettes et les zizis !

Or concours

Les éditeurs jeunesse multiplient les concours pour dénicher leurs auteurs de demain. Alors que Gallimard jeunesse organisait cette année la 5e édition du concours du premier roman jeunesse (1 458 manuscrits reçus), notamment connu pour avoir révélé Christelle Dabos en 2013, Gründ et Auzou ont chacun lancé leur propre concours en 2022 : chez Gründ, la première édition d'Écris-moi une histoire s'est traduite par la parution de l'album vainqueur, Grand Chêne de Danièle Ohnheiser. Quelque 1 200 auteurs avaient candidaté. De la même manière, Auzou a publié fin 2022 La cage d'Emma Séguès, titre lauréat de son nouveau concours du premier roman, qui s'est vendu à plus de 8 000 exemplaires. Dès 2021, Rageot avec l'association Divéka organise un concours d'écriture centré sur l'identité, dont la 2e édition s'est déroulée en 2023. Du côté des réseaux sociaux, le lancement sur TikTok par Robert Laffont du concours Un R de premier roman s'est traduit par la réception de plus de 200 manuscrits. L'éditeur planifie d'ores et déjà une deuxième édition en 2024. 

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