Enfant, Chen se fait attaquer par le coq de la basse-cour, son père cuisinier attrape l'impudent volatile par le cou, plaque sa tête contre la planche à découper et intime au garçon de fixer le gallinacé droit dans les yeux avant de le décapiter. En Chine, la vengeance est un plat qui se mange mijoté. Le paternel maître queux est tombé littéralement dans la marmite de l'art culinaire en venant au monde sur un billot. Sa mère, alors qu'elle accouchait de lui, afin d'éviter qu'il ne soit dévoré par les chiens rôdant alentour (Canton est réputé pour sa viande canine), avait expulsé le nouveau-né en hauteur, sur un plan de travail. Chen hérite du fameux billot et aussi des préceptes gastro-philosophiques de son père : « Tout ce qui atterrit sur la planche est vivant, d'une certaine manière. Le couteau n'ôte pas la vie, il se fait obéir. »
Chen est l'un des protagonistes de La langue et le couteau de Kwon Jeong-hyun, né en 1970 à Cheongju, en Corée. Nous sommes en plein conflit mondial au Mandchoukouo, l'Etat fantoche établi en Mandchourie par le pouvoir impérial nippon et à la tête duquel le dernier empereur de la dynastie Qing, Puyi, a été placé. Les Japonais occupent la Chine et repoussent les assauts soviétiques sur la frontière de leur marche occidentale. Mais foin des combats ! Le chef de l'armée d'occupation japonaise, le commandant Yamada Otozô est un guerrier malgré lui, il n'a de goût pour rien sinon les mets les plus fins. Quand on arrête un suspect qui se révèle être un immigré cantonais et cuisinier de son état, le gourmet ne le gracie qu'à condition qu'il lui prépare un plat savoureux sans sauce ni huile en une minute. Chen accepte le défi et fait cuire un champignon à la braise dûment épluché par le truchement d'une lame finement aiguisée. La suite ne sera qu'une série de gageures gustatives lancées par Otozô à Chen. La cuisine de ce dernier, ce qu'ignore l'officier japonais, est la voie du combat, c'est le lard de la guerre. Chen appartient à la faction civile clandestine qui résiste aux riben guizi, les « diables japonais », en les espionnant pour le compte des hommes de Mao et les éliminant par tous les moyens. Chen qui a obtenu l'autorisation de récupérer son billot chez lui signale à sa femme, Kilsun, une Coréenne, ex-femme de réconfort (ces jeunes filles prostituées de force par l'armée impériale), qu'il a besoin de poison...
Les nourritures terrestres délient les langues. Aux sensations gustuelles se mêlent les pensées des personnages, sur fond de chaos politique et de tragédie existentielle. Les situations ne cessent de rebondir d'un plat à l'autre. Kwong Jeong-hyun nous sert un roman truculent et haut en saveur !
La langue et le couteau - Traduit du coréen par Yeong-Hee Lim, Lucie Modde
Philippe Picquier
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 20,50 euros ; 272 p.
ISBN: 9782809714371