Pascale Casanova dans La République mondiale des Lettres plaçait le "Greenwich" des littératures du globe à Paris. Après un premier volet couvrant la période 1848-1918, Béatrice Joyeux-Prunel poursuit son ambition d’écrire "une histoire transnationale" des avant-gardes picturales avec un second volume traitant le phénomène de la fin de la Première Guerre mondiale à celle de la Deuxième. Mais ici, il ne s’agit pas tant de trouver un méridien de la rupture que de réfléchir au-delà des récits nationaux (histoire de l’art officielle) l’idéal de progrès qui anima un peu partout dans le monde les divers courants artistiques. Etre d’avant-garde, c’est se reconnaître dans un projet révolutionnaire qui rompt avec la tradition. C’est l’idée d’un progrès universel (artistique et politique, aux yeux de l’avant-gardisme, sont intimement liés), l’affirmation d’un art cosmopolite "de gauche" contre l’académisme d’un ordre esthétique bourgeois et chauvin. Les avant-gardes furent-elles toutes pures politiquement ? On est à même de se poser la question avec l’auteure qui nuance : la modernité élit parfois, cela s’est vu dans l’entre-deux-guerres et même après 1945, le mythe contre l’histoire, la force de la nature contre la "décadence" de la culture.
La Grande Guerre marque le tournant de la modernité. Il y eut certes avant 1914 les cubistes, les fauves en France et ailleurs, les futuristes italiens ou les vorticistes britanniques… et, déjà à la fin du XIXe siècle et au tournant du XXe, les impressionnistes français ou la Sécession à Vienne. Mais c’est Dada, "une aventure […] née dans la boue de la guerre, l’odeur des charniers, la lumière des bombes et l’odeur des gaz moutarde", qui crée la césure. Béatrice Joyeux-Prunel souligne au demeurant que "les héritiers de Dada […] consolidèrent des logiques élaborées bien avant Dada" : l’internationalisation, l’association art-littérature, la nécessité de s’ancrer dans le marché, tout en niant "jusqu’à la mauvaise foi" leur soumission à l’argent.
Cette géopolitique artistique globale fascine, qui nous entraîne dans les épopées abstraite et surréaliste, jusque de l’autre côté de l’Atlantique, en passant par l’indigénisme latino-américain. C’est de la world (art) history, une vision multipolaire et multidisciplinaire (l’historienne de l’art analyse également le marché de l’art), refusant l’interprétation "monocentrique" et s’inscrivant en faux contre une hégémonie de Paris avant 1945, puis de New York après. En art, nul n’a le monopole du progrès. Sean J. Rose