« La section qui fonctionne le mieux proportionnellement à ce qu'on présente en librairie, c'est, de loin, la poésie ! ». Les vendeurs de la librairie du Port de tête, située depuis 17 ans au cœur du quartier animé de Mont Royal, sont unanimes : la poésie a le vent en poupe, leurs clients en raffolent et en redemandent, les lectures et les performances remplissent l'espace plusieurs fois par mois. Même tendance à quelques centaines de mètres de là, à la librairie Un livre à soi, où la section poésie est mise en évidence à l'entrée.
Les derniers événements en date dans ces deux librairies : la poésie acadienne, Névé Dumas, Laura Vazquez, les 20 ans de la collection poésie des éditions du Passage, Lula Carballo, Georges Bataille… Il faut dire que l'histoire de la poésie à Montréal n'en est pas à ses balbutiements. Ce segment littéraire occupe une place de choix dans le paysage de la contre-culture depuis une cinquantaine d'années… jusqu'à progressivement entrer dans les mœurs d'un lectorat plus classique.
À la source : le punk des années 1970
À la librairie Gallimard, à Saint-Laurent, le poète et libraire Luc-Antoine Chiasson (La Grande Maison en bardeaux rouges qui grince la nuit, éd. Perce-Neige) explique que les poètes, dans les années 1970, étaient aussi des militants politiques impliqués dans le Front de libération du Québec. Des auteurs phares de l'époque comme Josée Yvon et Denis Vanier délivraient des textes trash, porno, punk, désespérés et sublimes qui influencèrent sans doute à la fois la scène culturelle indépendante de Montréal, mais aussi les poètes contemporains.
Au Gala Alternatif de la Musique Indépendante du Québec (GAMIQ) qui se tenait le 1er décembre dernier au bar des Foufounes électriques à Montréal, Juliette Langevin (Fille méchante, éd. L'oie de Cravan), après avoir remis un des prix, s'est lancée dans la lecture d'un de ses textes et a remercié le staff de faire une place à la poésie à l'occasion de cette soirée avant de de lever son t-shirt vers visage pour découvrir ses seins nus. À Montréal, la poésie est partout.
Les poétesses au front
La semaine où se tenait le Salon du livre et le GAMIQ, le milieu était en deuil. Un de ses piliers et grand inspirateur des nouvelles générations de poètes, Jean-Sébastien Larouche, poète et cofondateur des éditions de l'Écrou qui ont fermé leurs portes en 2021, s'est donné la mort à l'âge de 51 ans. « Entre 2008 et 2010, il y a eu un nouveau souffle dans l'édition québécoise avec trois maisons d'édition qui se sont créées », explique le poète et musicien Shawn Cotton, fondateur de la revue de poésie Tantôt (éd. L'Oie de Cravan).
Dominé par des grandes maisons de littérature assez classiques, le paysage éditorial allait bientôt se transformer avec l'arrivée des éditions de l'Écrou qui publiaient de jeunes auteurs issus des open mic dans les bars et ont connu de grands succès. Ne souhaitant pas faire appel à des subventions et des distributeurs, Jean-Sébastien Larouche finançait lui-même ces publications, avec son salaire à l'usine. Les éditions du Quartanier, très expérimentales, portaient pour leur part une attention particulière au design des livres,tandis que les éditions de La Peuplade ont elles aussi commencé à publier de la poésie avant de développer d'autres genres littéraires. Puis il y a eu Les Herbes rouges, Noroît…
Poésie populaire
« Carl Bessette et Jean-Sébastien Larouche disaient que c'étaient les femmes qui avaient transformé l'édition de poésie », poursuit Shawn Cotton. Le recueil de Marjolaine Beauchamp s'est vendu à plusieurs milliers d'exemplaires, à une époque ou en vendre 600 était déjà un exploit. Celui de Camille Readman, Quand je ne dis rien je pense encore, a été une meilleure vente 12 années de suite. « C'était inimaginable il y a quelques années », précise le poète, témoin privilégié du phénomène pour avoir été libraire au Port de tête pendant plus de 10 ans.
Cette année, c'est le recueil de Névé Dumas, Poème Dégénéré (L'Oie de Cravan) qui a été récompensé par le Prix littéraire du Gouverneur général. « L'héritage littéraire québécois n'a pas la lourdeur du passé qu'a celui de la France, le canon était à construire, et c'est ce qui fait la fraicheur de sa poésie. » Avant les années 2010, la poésie était un milieu de niche et s'est progressivement installée pour devenir populaire. Les scènes open-mic accueillent aujourd'hui une jeunesse queer, pas forcément issue des milieux littéraires, parfois même au carrefour de différentes disciplines artistiques, et qui développe une poésie debout, vivante et accessible.