Quand, pour la dernière fois, le métier de critique littéraire avait-il fait autant jaser ? Le 15 août, les chroniqueurs de l'émission de radio « Le Masque et la plume » choisissaient de placer Les possibles, de Virginie Grimaldi (Fayard) dans leur sommaire. L'autrice, deuxième romancière la plus lue de France derrière Guillaume Musso, n'avait jusque-là pas attiré l'attention des critiques, qui ont taclé un livre « déprimant », « inconsistant », et « l'acharnement de l'auteur à écrire aussi pauvrement en permanence ». L'émission a bâti sa réputation sur sa liberté de ton et sa dimension spectacle assumée. Mais « cet épisode m'a valu un torrent d'insultes sur les réseaux sociaux, et des accusations de parisianisme », décrit le producteur et animateur du programme culturel phare de France Inter, Jérôme Garcin. Un mois plus tard, c'est la critique carabinée de l'écrivaine Camille Laurens, dans son feuilleton du Monde des livres, sur le roman La carte postale d'Anne Berest, qui déclenche une pluie de commentaires. La jurée Goncourt y descend de façon argumentée mais inhabituellement acide un livre figurant pourtant dans la première (puis deuxième) sélection de l'Académie Goncourt et traitant du même thème, la Shoah, qu'un autre roman de la liste, Les enfants de Cadillac, du philosophe François Noudelmann. Lequel n'est autre que le compagnon de Camille Laurens, révèle France Inter le 21 septembre.
Prescription marginale
Snobisme, déconnexion, entre-soi, collusion, méchanceté crasse, voilà condensé, en deux épisodes, ce qui est d'ordinaire reproché à la critique littéraire. à ces critiques justement, récurrentes, s'en ajoute une bien de notre temps : les critiques littéraires auraient aussi perdu de leur influence. « Un livre mis à la Une de L'Obs ou du Monde ne suscitera plus que des ventes marginales, et le taux de prescription est devenu très limité », analyse le chercheur et journaliste Frédéric Martel, qui s'est penché sur la recommandation à l'ère numérique dans Smart, ces internets qui nous rendent intelligents (Stock). Ce que confirme la dernière enquête Livres Hebdo/I+C sur les médias les plus prescripteurs (juin 2021), qui consacre la télévision, les youtubeurs et les réseaux sociaux au détriment des cahiers livres des quotidiens.
Lecteurs influenceurs
La critique voit en effet se dresser face à elle, depuis une quinzaine d'années, de multiples « nouvelles voix » qui recomposent le paysage de la recommandation littéraire. Les lecteurs d'abord. Ils distribuent leurs étoiles sur les portails de vente (Amazon ou Fnac.com), sur de puissants réseaux dédiés au livre (Gleeph, Lecteurs.com ou Babelio, plateforme sur laquelle Les possibles obtient la note maximale de 5/5), et parfois même dans la presse - le magazine Lire magazine littéraire ne leur ouvre-t-il pas par exemple une colonne chaque mois ?
Les libraires ensuite. A la fois juges et parties, leur conseil est toujours plus valorisé dans le contexte actuel de surproduction. « Un roman touchant et émouvant », écrit ainsi Annabelle, de la Fnac de Pontarlier, à propos du dernier opus de... Virginie Grimaldi. Les écrivains eux-mêmes, enfin, qui n'hésitent plus à consacrer leurs consœurs et confrères, sur leurs réseaux sociaux ou via des blurbs clinquants affichés en bandeau. Sans oublier les blogueurs, booktubeurs, bookstagrameurs passionnés, qui partagent leurs enthousiasmes livresques agrémentés de hashtags bien pensés, comme l'internaute @Mag_a_lit, qui a eu elle aussi un « gros coup de cœur » pour Les possibles, le livre de Virginie Grimaldi.
Lutte des classes
Définitivement, un fossé s'est créé entre les goûts de la critique et du public. L'écrivain Frédéric Ciriez, qui a ausculté « sur un mode un peu dystopique » cet éparpillement de la prescription littéraire dans son dernier roman BettieBook (Verticales, 2018), voit dans l'émergence des influenceurs littéraires une sorte de « lutte des classes au sein de la fonction critique » : « grâce au web, des gens qui n'avaient pas la parole ont commencé à la prendre, et à produire un discours impressionniste qui tient plutôt du compte rendu d'une lecture sur un mode passionnel, émotif, mais avec un vrai jugement. Cela s'accompagne de la création de codes, d'une communauté, en rupture avec les réseaux savants et lettrés ». La journaliste Raphaëlle Leyris, chef adjointe du Monde des livres, n'y voit pas de concurrence avec son travail, « car cette recommandation s'adresse à un autre public », mais elle soulève à l'unisson de la critique Nelly Kaprièlian, responsable des pages livres des Inrockuptibles, les enjeux « éthiques, moraux », qui sous-tendent la construction d'une ligne éditoriale, dans les pages culture des quotidiens et magazines. Et résume : « Dire que c'est "poignant", ça ne suffit pas. »
Alors qu'est-il arrivé au grand critique littéraire, qui faisait la pluie et le beau temps sur les ventes d'un article dithyrambique ou assassin ? « La fonction critique n'a jamais manqué de détracteurs », observe le journaliste Arnaud Viviant dans l'essai aussi drôle que fouillé Cantique de la critique (La Fabrique), paru le 17 septembre. Et dès Sainte-Beuve, « le saint patron de la profession » connu autant pour avoir réinventé la fonction que pour ses ratages monumentaux (Proust, Baudelaire, Balzac), les critiques s'inquiètent de voir leur légitimité remise en cause. « Il nous manque aujourd'hui une personnalité forte, un rendez-vous comme celui que donnait Angelo Rinaldi dans L'Express », explique le journaliste et juré Goncourt Pierre Assouline. « Lorsqu'on exhume les critiques dans la presse sur les livres de Claude Simon, on tombe sur des thèses autour de son style, son écriture. Aujourd'hui, les journalistes n'ont plus le temps ni l'espace de se consacrer à la critique », pointe l'éditrice d'Alma Laure Defiolles.
Discours plus promotionnel
« Notons que l'objet livre n'a plus une place centrale dans les débats », souligne de son côté Nelly Kaprièlian, qui regrette aussi qu'une « forme d'impertinence » ait disparu des pages culture alors que le manque d'espace amène tous les médias à se recentrer sur ce qu'ils ont aimé. « Et quand quelqu'un ose être critique, surtout une critique femme, on la juge trop "violente". » Au Monde des livres, où les journalistes ont encore la chance de pouvoir développer leur jugement sur 4 500 signes, « l'essentiel des ouvrages est traité sur le mode de l'enthousiasme », reconnaît Raphaëlle Leyris.
Presse écrite en crise et rétrécissement des articles reviennent dans la bouche de tous nos interlocuteurs. Tout comme le basculement progressif de la critique, cette littérature qui prend pour objet la littérature, vers un discours plus promotionnel, où les sélections s'apparentent à des guides d'achat, où l'écrivain est davantage mis en avant via des entretiens et portraits que son écriture, où le livre est traité « comme une actualité » et non plus comme « une œuvre d'art », pour reprendre les mots d'Arnaud Viviant. Sean Rose, journaliste pour le cahier littéraire de LH Le Magazine et longtemps critique à Libération, déplore lui « un "absentement" du texte » dans des papiers qui se confondent parfois avec « une quatrième de couverture » : « la critique est normalement là pour trier, pas pour faire caisse de résonance de ce qui paraît ».
La critique renouvelée
La mutation et la démocratisation de la critique ont-elles creusé sa tombe ? « La critique n'est pas morte, elle s'est transformée », fait valoir dans notre entretien Arnaud Viviant, quand l'éditeur Philippe Rey rappelle le rôle défricheur de la critique, notamment pour les livres « très littéraires », en donnant l'exemple de La plus secrète mémoire des hommes, de Mohamed Mbougar Sarr, qui a décollé « grâce à de très bons papiers publiés dans Le Monde, L'Express, Libération ». Frédéric Ciriez se félicite lui de voir que « le web littéraire s'affermit, avec des sites de critiques et d'idées comme AOC (Analyse Opinion Critique), En attendant Nadeau, Diacritik », nés entre 2015 et aujourd'hui et qui déploient la même exigence esthétique et stylistique que les médias littéraires plus chevronnés. Si la critique est morte, vive la critique 2.0 !