En revues, en colloques, en expositions, en leçons à l'université, la bande dessinée n'en finit pas de batailler pour se faire reconnaître comme un art à part entière depuis qu'elle a basculé dans le monde des adultes dans les années 1960. Or l'entrée du "neuvième art" - comme l'a dénommé dès 1964 l'historien du cinéma Claude Beylie, avant que Morris (Lucky Luke) et Pierre Vankeer n'en fassent le titre d'une rubrique du Journal de Spirou - dans la prestigieuse collection "L'art et les grandes civilisations" de Citadelles & Mazenod devrait permettre d'en finir avec les polémiques. L'introduction de l'ouvrage collectif dirigé par l'historien Pascal Ory (Paris-1), avec Laurent Martin (Science po, Ina sup), Jean-Pierre Mercier (Cité internationale de la bande dessinée et de l'image d'Angoulême) et Sylvain Venayre (Paris-1), rappelle que les mêmes controverses ont précédé la reconnaissance artistique du cinéma. Les auteurs assument pleinement le caractère ambigu d'un art qui, comme le septième, s'est épanoui à travers les méandres d'un système industriel et médiatique et une culture de masse. Mais, en valorisant sa diversité stylistique et culturelle, ils proposent un panorama esthétique particulièrement convaincant, richement étayé par des dessins de centaines d'auteurs-artistes du monde entier dont évidemment Töpffer, Outcault (Yellow kid), McCay (Little Nemo) et Saint-Ogan, parmi les fondateurs ; Spiegelman, Chris Ware, Mattotti, Pratt, Bilal, De Crécy ou Marjane Satrapi, parmi les contemporains ; sans oublier les séries cultes comme Tintin, Astérix, Blueberry, Les cités obscures ou même XIII. Ces dessins résonnent comme autant d'arguments pour la reconnaissance de la bande dessinée comme art.
Les approches historique, épistémologique et sémiologique se croisent dans un ouvrage qui analyse d'abord internationalement et chronologiquement les définitions du genre. Thierry Groensteen rappelle que c'est avec le Genevois Rodolphe Töppfer (1799-1846) "que la bande dessinée acquit une conscience de soi et, de ce fait, commença d'exister comme phénomène social et culturel identifiable". Sylvain Venayre décrit le passage de la caricature aux comics. Jean-Pierre Mercier brosse un tableau de la bande dessinée américaine. Benoît Peeters restitue ce "moment belge" qui voit, pendant près d'un demi-siècle, la BD belge s'imposer en Europe avec Hergé, Franquin, Peyo ou Jacques Martin, avant de se dissoudre dans la "BD franco-belge", qui a elle-même perdu son sens. Dans le dernier tiers du XXe siècle, le "flambeau de l'innovation esthétique", longtemps porté mondialement par les Etats-Unis, est repassé en Europe, souligne Pascal Ory, mettant brillamment en relation l'histoire de la bande dessinée et celle de l'Europe depuis les années 1930. Les auteurs se penchent aussi bien sur les tendances récentes que sur la BD érotique (Laurent Martin). Ils montrent l'influence de la BD hors de ses cadres propres (Xavier Lapray). Une référence intellectuelle et esthétique majeure.