Nue propriété. Au 629, Hasley Street, dans le quartier de Brooklyn, une maison de briques rouges a été peinte en noir pendant la nuit. Qui en veut à Eve Melville, l'arrière-petite-fille de Solomon Melville qui, en 1916, avait acquis cette maison et l'avait léguée en homme libre à ses descendants, après être né esclave en Géorgie ? Infirmière de la police de New York, Eve Melville n'a pas d'enfant. Sous la pression de la loi du marché, elle voit ses voisins quitter un à un leur quartier. Des promoteurs l'appellent à toute heure du jour et de la nuit et tentent de l'intimider. « On lui disait, vends ta maison, nous t'en offrons un bon prix. Tu partiras de toute façon, et tu n'as pas d'enfants. Qui après toi pour vivre ici ? Vends ta maison. » Mais Eve Melville préfère sombrer dans la folie plutôt que de quitter le premier bien acquis par son aïeul. Né en 1845 à Savannah, ce dernier ne connut jamais sa mère, esclave aux doigts bleus brûlés par l'indigo. Pour gagner sa liberté, il avait suivi l'underground railroad, cette ligne fictive « faite d'herbes sauvages et de reliques des anciens esclaves » qui l'avait mené vers le nord, à New York, où il était devenu docker et avait contribué à bâtir le pont de Brooklyn avant de gravir les échelons de la police. L'âge arrivant, il avait acquis la maison du 629, Hasley Street, « cette maison qui pourrait être celle d'un homme affranchi, la maison d'un homme qui a marché mille kilomètres dans les forêts de Géorgie [...], une maison d'homme honnête, qui n'a rien volé, rien pris à personne, une maison de la vie bonne ».
Les enfants de Solomon Melville avaient gardé cette demeure telle que leur aïeul l'avait voulue. Mais face à la pression immobilière, Eve Melville avait décidé d'accueillir des locataires - moins des locataires d'ailleurs que des « simulacres d'héritiers », capables d'entretenir à ses côtés la mémoire de ceux qui l'avaient précédée. Parmi eux, Saul et la narratrice du récit, qui avaient emménagé dans la canicule d'un jour d'août et avaient été témoins, trois semaines après leur arrivée, du mauvais tour joué à Eve Melville. Cette peinture noire lui rappelait la vase de la Moon River dans laquelle, à 4 ans, elle s'était jetée pour fuir ses assaillants et avait failli se noyer, avant d'être sauvée par son grand-père. Il lui avait dit en hurlant « que se jeter dans le fleuve n'était pas une manière de marcher sur terre, qu'elle devait se tenir debout malgré les chiens ». Malgré les chiens et les promoteurs. Mais alors que la folie la gagne, Eve Melville n'est plus seule dans sa lutte. « Quand trois semaines après notre arrivée [...], il fut porté atteinte à la maison, cette maison qui nous avait vus débarquer de toute notre inconscience, de notre jeunesse vacillante, cette maison qui nous avait donné une place, nous avions ressenti la violence de l'attaque. S'en prendre à Eve Melville revenait à s'en prendre à nous. Nous étions ses soldats, ses enfants. »
Au fil de ce cantique inspiré, contant l'histoire d'une femme dont le courage et la dignité font rempart à la dureté du monde, Justine Bo revisite des pans de l'histoire américaine et remonte aux racines de la propriété et de notre aliénation. Rattrapée par les fantômes d'un passé esclavagiste, son héroïne devient martyre pour avoir voulu défendre la mémoire de ses ancêtres. Sa folie est d'abord celle du monde dans lequel nous vivons.
Eve Melville, cantique
Grasset
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 18 € ; 216 p.
ISBN: 9782246837121