À l'origine, qu'est-ce qui vous a incité à adapter les romans de Léo Malet ?
J'avais rencontré Léo Malet tout à fait par hasard dans une librairie. J'avais lu un seul de ses romans, je ne le connaissais pas vraiment. On a discuté deux minutes, il m'a dit qu'il avait gardé les droits de Brouillard au pont de Tolbiac. Ce qui m'a intéressé tout de suite, c'est qu'on ne sortait pas d'un arrondissement. Ce côté refermé sur un quartier me convenait tout à fait : pour les repérages, je n'avais qu'à aller sur les lieux et prendre des photos. Bon, chez Malet, il y a évidemment tout un aspect pénible, ce côté xénophobe que je supprime allègrement.
Pour la première fois depuis 2000, vous publiez une nouvelle aventure de Nestor Burma, que vous avez totalement inventée. Pourquoi ne pas avoir adapté un autre roman de Malet, comme vous l'aviez déjà fait à quatre reprises ?
À une époque, Léo Malet m'a donné quatre de ses personnages, Nestor Burma, sa secrétaire, le flic et le journaliste, en me disant « faites-en ce que vous voulez ». Ça a été le point de départ d'Une gueule de bois en plomb (1990, premier - et seul avant Du rififi à Ménilmontant ! - album de Nestor Burma écrit entièrement par Tardi, ndlr). Mais je n'en suis pas très content. Malet n'ayant jamais terminé ses Nouveaux mystères de Paris, il n'avait jamais traité le 20e arrondissement. Comme j'y habite, que j'adore sortir, faire des repérages, prendre des photos dans le quartier, j'avais envie d'utiliser ces décors. Un autre point de départ de l'album a été le film de Jules Dassin Du rififi chez les hommes, adapté d'un roman d'Auguste Le Breton. Il se termine juste à côté de chez moi. On y voit par exemple un café, qui n'existe plus et que j'ai dessiné d'après le film. Ça m'intéresse de reconstituer les lieux tels qu'ils étaient à une époque.
Pour cela, vous documentez-vous beaucoup ?
Oui, et quelques fois ça me bloque, ça me retarde. C'était le cas ici pour le cinéma Ménil Palace. Le bâtiment est toujours là mais c'est devenu un supermarché. Or je n'avais pas la typo de l'enseigne de ce cinéma. J'ai fini par la trouver grâce à un copain qui travaille à la Contemporaine (bibliothèque spécialisée dans l'histoire des XXe et XXIe siècles, ndlr). Situer des histoires même tout à fait fantaisistes dans des lieux réels, reconnaissables, ça donne une espèce d'authenticité à ce que je raconte. Là où j'ai eu beaucoup de difficultés, c'est quand j'ai fait Le cri du peuple. Du Paris de la Commune, en dehors de quelques monuments, il ne reste rien. Il a donc fallu aller trouver des photographies de l'époque. Mais parfois, une rue n'était montrée que sous un angle et si je voulais un autre point de vue, j'étais coincé. Pour que ça soit cohérent, il faut tricher mais je n'aime pas ça, inventer non plus. En même temps, j'éprouve un certain plaisir à supprimer les McDo, à les remplacer par des quincailleries, pour redonner un peu de dignité à certains endroits (rires).
Est-ce que travailler sur un album de Nestor Burma, un récit fictionnel, vous permet de souffler un peu par rapport aux albums plus personnels comme Élise et les nouveaux partisans, Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB... ?
Oui bien sûr, c'est reposant. Mais le plus reposant reste l'adaptation d'un roman parce qu'on connaît la fin de l'histoire et c'est extrêmement important. C'est confortable. C'est à moi de me débrouiller pour passer de la littérature à la bande dessinée, en utilisant le dessin, en supprimant tout ce qui est descriptif dans le roman, en coupant dans les dialogues pour que le texte ne soit pas trop envahissant. C'est très plaisant parce que je sais où je vais. Alors que quand je bosse sur un album comme celui-ci, je sais vaguement comment l'histoire va se conclure mais ça peut bifurquer en cours de route et donner quelque chose de tout à fait différent de ce que j'avais prévu au départ. Il faut se laisser un peu balader par l'intrigue et par les lieux mais il ne faut pas oublier la structure du récit que l'on s'est imposée.
Parlant d'atmosphère et d'intrigue, auriez-vous aimé adapter Simenon ?
Oui, bien sûr. J'avais été contacté par son fils John. Mais ce qui m'intéressait, ce n'étaient pas les Maigret, c'était ce que Simenon appelait ses « romans durs ». Le problème de Simenon, c'est que c'est très peu dialogué et donc il faut faire parler des personnages à la place de l'auteur, ce qui est toujours un peu délicat. John Simenon m'a dit que je pouvais faire ce que je voulais. Et puis le temps a passé, j'ai eu d'autres choses à faire...
Dans le cas d'un scénario qui n'est pas de vous, préférez-vous travailler avec l'auteur, comme vous l'avez fait avec Manchette pour Griffu par exemple, ou adapter seul un texte ?
Ça dépend avec qui on travaille (rires). Mais en général je préfère adapter tout seul que travailler avec un scénariste. Avec Manchette, ça s'est bien passé. La seule chose qu'on ait faite ensemble, c'était Griffu. Ce n'était pas compliqué, on allait au bistrot du coin, on faisait le découpage de trois-quatre planches et après on parlait cinéma. On travaillait très peu !
Dans ce nouvel album, vous abordez des thèmes qui vous tiennent à cœur. Écrire vous-même ce scénario, c'était aussi pour dire des choses qui n'étaient pas chez Malet ?
Bien sûr. Là, c'était l'industrie pharmaceutique et ces laboratoires souterrains d'expérimentations animales, avec toutes ces photos épouvantables qu'on peut voir montrant des lapins, des chats torturés pour pas grand-chose. Mais le récit commence en 1957, et je voulais aussi parler de comment certaines personnes au passé plus ou moins trouble ont fait leur beurre à la Libération.
Est-ce que ça a été facile de retrouver le personnage de Nestor Burma, son caractère, sa personnalité ?
Je n'ai eu aucune difficulté. Vous remarquerez juste que dans cet album, Burma n'a jamais une arme en main. J'avais envie qu'il mène son enquête sans être dans la violence. La violence, elle est autour de lui. Dans les romans, Burma est certainement plus un homme d'action, il sort son flingue parce qu'on le menace, il fait le coup de poing. Je n'aime pas tellement ça.
D'autres dessinateurs ont repris Nestor Burma. Ne vous êtes-vous jamais senti dépossédé du personnage ?
Non. Le personnage existe à travers les romans, qu'il soit adapté par l'un ou par l'autre, ça ne change rien. Ce qui a été imposé quand il y a eu les adaptations par d'autres dessinateurs, c'était de respecter l'aspect graphique que j'avais donné à Burma, à sa secrétaire, au flic et au journaliste, qu'ils devaient reprendre tels que je les avais dessinés de manière que l'on s'y retrouve. Parfois, Je suis obligé de corriger un peu. Je ne peux pas laisser passer un TGV sur les voies ferrées de la petite ceinture. Ce droit de regard me paraît nécessaire, je suis tellement pointilleux, toujours à la recherche de la documentation, en essayant de ne pas raconter de bêtises, de ne pas montrer des automobiles qui n'étaient pas en service à l'époque. Si on veut garder l'« intérêt », le « charme » de Nestor Burma, on est obligé de respecter ça. C'est l'ambiance, le parfum de ce que Malet avait appelé Les nouveaux mystères de Paris.
Dans l'album, il y a beaucoup de références personnelles... C'est un jeu pour vous d'inclure ces éléments ?
Oui, j'adore ça. Là, il y a ma femme, mon fils, ma fille. J'ai casé des copains, des gens du quartier, Pennac, Daeninckx... Il y a Willy Ronis aussi. Ça s'imposait parce qu'il a beaucoup arpenté et photographié l'arrondissement. J'ai repris l'angle de vue d'une de ses photos et je le représente dans l'image. Dans cet album, on retrouve aussi un médicament, le Manchol, qui était déjà présent dans Griffu, ça vient de Manchette. Ça remonte à cette époque ! On tourne en rond, on réutilise des choses et ça finit par donner une espèce de cohérence. J'aime bien faire ce genre de clins d'œil.
Nestor Burma. Du rififi à Ménilmontant !
Casterman
Tirage: 100 000 ex.
Prix: 25 € ; 192 p.
ISBN: 9782203276444