Avant-critique Mémoires

Imre Kertész, "Le spectateur. Notes 1991-2001" (Actes Sud)

Mantoue, 05/09/2003. Portrait de l'ecrivain Imre Kertesz. Photo Cipriani © Farabola/ Leemage (Photo by leemage / Leemage via AFP) - FARA02957 - FARA02957 - Photo Leemage via AFP - ©Farabola/Leemage

Imre Kertész, "Le spectateur. Notes 1991-2001" (Actes Sud)

Dans son journal consacré à la dernière décennie du XXe siècle, Imre Kertész nous plonge dans les affres d'un écrivain cerné par son époque.

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Par Laurent Lemire
Créé le 02.11.2023 à 14h00

Le vieil homme et l'amer. Pour mieux saisir les rouages de la mécanique littéraire, il est utile de lire les journaux d'Imre Kertész (1929-2016). Après Un autre (Actes Sud, 1999) et Journal de galère (Actes Sud, 2010), Le spectateur est le dernier des cinq publiés en Hongrie de son vivant. Le Prix Nobel de littérature 2002 n'a pas choisi ce titre au hasard. Car, après avoir vécu « les yeux dans les yeux » avec la mort, c'est bien du spectacle d'une vie marquée par la déportation à Auschwitz et à Buchenwald dont il est question. Le rescapé plane désormais au-dessus de lui-même comme s'il se scrutait. « Mon existence est fantomatique ; je ne la vis pas pleinement, comme si je n'en étais que le spectateur. » De 1991 à 2001, il s'observe sans ménagement dans une forme d'autoanalyse, avec le projet de tout dire, pas forcément pour que les gens comprennent, mais parce que c'est ainsi qu'il conçoit son métier d'écrire. « Nous ne comprenons pas le monde, parce que telle n'est pas notre tâche ici-bas. » L'écrivain est pour lui « quelqu'un qui met toute son existence dans la balance sans compter ». Mais pas sans conter. Et c'est là, bien évidemment, que le talent fait toute la différence entre tout déballer et dire des choses subtiles.

Pour Kertész, le journal est un moyen de garder à l'esprit son œuvre à côté de l'écriture alimentaire de comédies musicales. Il explique être un Juif visité par le Christ, un survivant irrité par la vie. « Mourir à temps - mais vivre jusqu'au bout : c'est ma prière. » Une force incroyable se dégage de ces pages. Pas une force « contre », mais une force « pour », un élan créatif, une volonté de croire encore que la vie est possible. Car Kertész ne cesse de rappeler qu'il est étranger, étranger à sa langue, à son pays, étranger même sur la Terre. « Je suis un écrivain hongrois autant que Kafka peut être considéré comme un écrivain allemand et Spinoza, un auteur latin. » Chez lui, il se sent « piétiné » sans regretter d'être descendu « jusqu'au dernier cercle de l'enfer ». Mais à un auteur qui n'a plus de patrie il reste la littérature.

Au fond, de quoi est-il question dans ces remarques émouvantes et profondes ? Elles montrent la vie d'un écrivain qui sent son œuvre lui échapper. Il a fait de son mieux pour dire ce qui lui était arrivé, ce qui était arrivé au monde, à la civilisation. Il ne lui reste que d'être digne du bonheur d'exister. « La plus grande faute, celle qui nous fait souffrir le plus, pour rien, parce qu'on ne peut rien y changer, c'est quand même le manque d'amour » écrit celui qui demande paradoxalement « davantage de solitude ».

L'auteur d'Être sans destin (Actes Sud, 1998) apparaît comme une sorte de vieil homme et l'amer, intranquille, tourmenté par Dieu, la mort, l'amour, l'écriture, ses livres, ses amis, ses emmerdes. Mais son amertume est sans aigreur, dopée à la lucidité. Avec l'âge, il se détache de la fiction qui ne lui procure plus la distraction de ses jeunes années. Il va même jusqu'à écrire : « Je crois de moins en moins à la littérature. » Tout, dans ce journal magnifique, témoigne du contraire.

Imre Kertész
Le spectateur : notes 1991-2001
Actes Sud
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 22,80 € ; 272 p.
ISBN: 9782330183967

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