Le stand France Livre a accueilli cette année 200 maisons d'édition et près de 650 professionnels, confirmant la mobilisation de la filière française à la Foire de Francfort. Comme dans le programme de conférences lors du rendez-vous, la question de l'intelligence artificielle a dominé les échanges, notamment lors du traditionnel cocktail de France Livre, mercredi 15 octobre.
IA : des opportunités encadrées, des dérives à combattre
Vincent Montagne, président du Syndicat national de l'édition (SNE), a évoqué les négociations en cours aux États-Unis avec Anthropic, où « les sommes en jeu, plus de 1,5 milliard de dollars pour mettre fin aux poursuites, donnent la mesure des manquements avérés sur des centaines de milliers de titres ».
En France, rappelle son président, le SNE a assigné Meta « avec les auteurs pour contrefaçon et parasitisme », une procédure qualifiée de déterminante. « Nous avons la conviction que dans une époque de supercherie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire », citant George Orwell.
Cependant, tous reconnaissent le potentiel de l'IA. Un peu plus tard lors d’une réception du groupe Editis qu’elle dirige, Catherine Lucet a estimé que l'IA « peut aider à améliorer la discoverabilité de nos œuvres dans des marchés saturés » et « permettre des améliorations de productivité ». La directrice générale du numéro deux français espère que « l'IA puisse apporter aux auteurs et éditeurs une juste compensation pour la formation de nos catalogues » et compte sur les associations professionnelles pour l'assurer.
Le principal grief concerne les faux livres générés massivement. Vincent Montagne dénonce « leur prolifération accompagnée de cohortes de faux commentaires sirupeux, ces objets sans aucune valeur ajoutée éditoriale, générés en masse et en quelques prompts par des intelligences artificielles elles-mêmes nourries du pillage d'œuvres sous droits ».
Sur les bords du Main, le président du SNE a mis une nouvelle fois l'accent sur le renforcement du marché de l'occasion, qui « se fait au détriment de la création et de la diversité éditoriale » sans rémunérer auteurs et éditeurs. Il demande l'instauration d'un droit d'auteur du livre d'occasion, rappelant que « l'avis du Conseil d'État ne le contredit pas et seul manque aujourd'hui la volonté politique ».
Une croissance fragile dans un contexte international dégradé
Le tableau économique reste contrasté. La baisse du chiffre d'affaires du livre en France s'élève à environ 1,5 % en valeur en 2024, « mais si on regarde en volume, c'est plus », note Vincent Montagne, alors que les premiers chiffres du début de l’année 2025 ne sont pas encourageants. Cette situation n'est pas isolée : le marché allemand « s'essouffle », l'Italie aussi, tandis que l'Espagne et le Portugal « résistent extrêmement bien ». Aux États-Unis, la croissance reste légère, notamment dans la non-fiction et la littérature jeunesse.
Malgré ce contexte, 2025 a été « exceptionnelle » pour Editis, selon Catherine Lucet, avec « des best-sellers, de nouveaux auteurs, de nombreux titres sélectionnés pour de grands prix littéraires ». Elle note que ce succès devient d'autant plus significatif « s'il voyage, s'il atteint des lecteurs au-delà de nos frontières ».
Les ventes de droits français, au centre des enjeux à Francfort, restent un point fort. Antoine Gallimard, président de France Livre, affirme que « c'est l'un des cœurs battants de l'exportation du livre français » et qu'il « repose sur la rencontre, la confiance, le temps long ». Il signale que les cessions de droits pour le cinéma et l'audiovisuel « connaissent un formidable développement ».
France Livre a renforcé ses programmes de proximité. Le Paris Book Market, lancé en 2022, « s'est imposé en seulement quatre ans comme un rendez-vous essentiel » et « connaît un essor spectaculaire ». La prochaine édition se tiendra les 4 et 5 juin 2026 avec une mise à l’honneur des éditeurs hollandais, une évolution pour ce rendez-vous de plus en plus observé à l’international. Des formats hybrides sont développés « pour continuer à travailler avec les professionnels des pays éloignés », explique Antoine Gallimard.
Contraction budgétaire à tous niveaux
Et ceci dans un contexte de contraction budgétaire à tous les niveaux. Régine Hatchondo, présidente du Centre national du livre (CNL), a détaillé les soutiens de l'institution, toujours en attente d’un budget pour 2026 qui devrait une nouvelle fois être raboté, selon les derniers arbitrages. Néanmoins, le CNL a permis la traduction de 500 livres par an du français vers l'étranger et vice-versa, et a soutenu 100 librairies francophones sur 140 identifiées, tout en développant des aides à la coédition pour adapter les tarifs au niveau de vie des pays d'Afrique et d'Asie.
Cependant, « la situation des librairies francophones est extrêmement fragile ». La librairie francophone de Francfort a d’ailleurs fermé l’an dernier. Sur le volet de l’IA, Régine Hatchondo reconnaît que « les traducteurs prendront de plein fouet le développement de l'intelligence artificielle » mais reste confiante, estimant que « beaucoup de subtilités de la langue ne pourront pas être traitées par l'IA ».
Vincent Montagne a mis en garde contre les réductions budgétaires du CNL. « La perspective d'une amputation d'un quart des budgets du CNL nous concerne directement », a-t-il reconnu. Le CNL aide plus de 3 500 ouvrages qui « ne verraient pas le jour » sans son soutien. Il souligne que « réduire ces dispositifs serait couper dans le financement des missions, ce serait affaiblir à moyen terme le développement des cessions de droits ».
Antoine Gallimard avait juste auparavant exhorté le ministère de la Culture à faire face aux « problèmes financiers », notamment pour les dispositifs comme « les petits champions de la lecture » et les mécanismes de soutien au livre, une industrie culturelle « moins aidée que le cinéma » mais dont chaque euro de dépense publique crée une forte valeur ajoutée aux partages des idées.
Liberté d'expression et rayonnement francophone
Également fortement portée dans ce rendez-vous international, l’attachement à la liberté d'expression traverse les groupes français. Catherine Lucet souligne que « les attaques sur la liberté d'expression se généralisent dans le monde, les livres sont interdits, les auteurs sont réduits au silence ». Elle affirme que « la traduction et la dissémination internationale des droits permettent des conversations qui franchissent les frontières et nous aident à résister à l'isolement culturel ». Antoine Gallimard, patron du groupe Madrigall, espère quant à lui voir Boualem Sansal à Francfort l’an prochain, toujours « otage » du gouvernement algérien.
Vincent Montagne conclut sur cet enjeu fondamental. « Publier, c'est faire exister des voix multiples, parfois dérangeantes, souvent essentielles. C'est croire que le livre est un espace de nuance, de dialogue et d'humanité ».
Malgré les défis, Catherine Lucet exprime son optimisme, partagée par des éditeurs de son groupe et d’ailleurs. « Je reste optimiste pour une raison simple : le besoin humain de récits, de connaissance, de connexion à travers la langue. Et je suis surtout optimiste grâce à vous tous (salariés d’Editis présents à Francfort) – votre dévouement, votre excellence professionnelle et votre conviction de l'importance du travail que nous menons ». À Francfort, les éditeurs français ont une nouvelle fois montré au monde entier du livre qu’on résiste mieux en ordre de bataille que dispersés.