Dans La chute d'Icare de Bruegel l'Ancien, le drame de la mort du fils de Dédale ne se joue pas d'emblée sous l'œil du spectateur. Le jeune homme, dont les ailes adhérant à son corps grâce à de la cire se sont détachées au contact des rayons du soleil, se noie. Le laboureur au premier plan ne s'en émeut pas. L'un continue de creuser son sillon, l'autre tombe du haut de son illusion d'atteindre le firmament.
La voix dans D'os et de lumière de Mike McCormack raconte l'attente d'un homme dans la cuisine de sa maison vide. Sa femme est au travail, leurs deux enfants, grands désormais, sont partis. Il lit le journal, écoute la radio devant un verre de lait. La voix qui raconte est celle d'un Irlandais, d'âge mûr, qui dépeint son environnement, ce coin du comté de Mayo. Il revient sur ces jeunes années, dans cette région rurale, se rappelle le tracteur de son père qui disparaissait à l'horizon, se remémore son propre travail dans la construction de ponts, dit la folie de la spéculation immobilière qui s'est emparée de son pays et la crise financière qui s'en est suivie : « [...] les dettes s'accumulant jusqu'à atteindre des dizaines de milliards, des chiffres incroyables pour l'économie d'une petite île, [...] qui avaient modifié à jamais les horizons de ce pour quoi nous nous estimions responsables et qui, à présent, empilées les unes aux autres - tous ces zéros, brillants et durs, tellement enclins à une augmentation virale - apparaissent comme/les indices et les magnitudes d'une cosmologie nouvelle, les forces et les vitesses d'un monde inversé vide de sens [...]. »
Qui est cet homme ? Dès les premières pages, on n'a guère prêté attention, on s'est cru simplement plongé dans le décor, mais la cloche a résonné dans l'atmosphère. La cloche de l'Angélus qui sonne trois fois, l'Angélus, cette prière trois fois dite, matin, midi et soir, qui rappelle aux fidèles le mystère de l'Incarnation. Nous sommes au lendemain de la Toussaint, le jour des morts, de « toutes les âmes », All souls' day en anglais, où chez les catholiques on prie pour les âmes du Purgatoire. Et le lecteur, qui croyait l'ancien ingénieur, juste esseulé, sans emploi, à la retraite ?, se rend soudain compte que le narrateur du cinquième roman de Mike McCormack - son premier traduit en français - est au chômage de très longue durée, puisqu'il est mort. D'os et de lumière est une formidable prosopopée joycienne, une élégie chantée d'outre-tombe, d'une seule traite, sur un seul jour et en une unique phrase, envoûtante, ponctuée par des retours à la ligne, comme d'infimes respirations de celui qui ne respire plus. Et comme dans le tableau du Flamand, où le sujet n'est pas apparent, ce premier plan du quotidien de l'homme qui parle nous a fait oublier le fond des choses : la vanité de toute entreprise humaine. Marcus Conway, quoique défunt, nous en dit long sur notre condition de vivants, malgré les fallacieuses promesses du progrès, tel le laboureur, il faut continuer, « continuer putain ».
D’os et de lumière - Traduit de l’anglais (Irlande) par Nicolas Richard
Grasset
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 20 euros ; 352 p.
ISBN: 9782246816133