Essai/France 12 mars Tiphaine Samoyault

On n'ignore pas l'épisode biblique. Pour punir l'humanité de son arrogance impie, Dieu a confondu les hommes qui ne parlaient qu'une seule langue en les faisant s'exprimer en plusieurs. Plus personne ne se comprenait à Babel, là où on avait eu le projet de bâtir ensemble.

Si les peuples ne s'entendent pas à cause de leurs diversités linguistiques et culturelles, on aurait pu imaginer a contrario que si à nouveau ils communiquaient par une langue commune ils se connaîtraient mieux et la concorde reviendrait parmi les hommes. Faute d'une langue commune, chacun chercherait à traduire dans sa propre langue la langue de l'autre et, par le truchement de mots et d'images analogues, chacun s'ouvrirait à l'étranger. Traduire c'est tendre et l'oreille et la main à cet autre qui vient de loin. Car il ne s'agit pas d'imposer une langue plutôt qu'une autre : comme avec la pax romana le latin dans une majeure partie du continent européen et le pourtour méditerranéen, ou sous les empereurs de Chine, l'idiome et l'écriture des Han dans la plus vaste sphère culturelle d'Asie ; comme, de par le monde, aujourd'hui l'anglais, hier, le français...

Mais on ne parle pas d'hégémonie mais d'échange. Balayée la fameuse paronomase italienne traduttore, traditore (« traducteur, traître ») ! Si l'on trahit, c'est pour la bonne cause. Ricœur parle d'« hospitalité langagière ». Barbara Cassin, consciente de l'irréductibilité du génie des langues, a certes théorisé la notion d'« intraduisible ». Sinon, hormis ce léger bémol, traduire fait consensus. Tiphaine Samoyault s'inscrit en faux. Dans Traduction et violence, elle s'érige contre l'irénisme qui loue la supposée ouverture intellectuelle et la « dialogicité » de l'exercice. La biographe d'un magistral Roland Barthes (Seuil, 2015) réintroduit une dose de violence dans cette affaire. Le passage forcé d'un idiome à un autre n'est-il pas une manière de viol symbolique des cultures minoritaires par la culture dominante ? Une usurpation par le traducteur de la plume d'origine ? « Réinscrire du négatif, c'est faire des antagonismes de la traduction des forces vives, de veille, de vigilance, des forces de malentendus qui ne conduisent à ne rien considérer comme acquis. » Tiphaine Samoyault, inlassable penseuse, défait les lieux communs du métissage et du dialogue et remet sur le métier l'âpre translation du texte vers son double. Traduire c'est à jamais retraduire.

Tiphaine Samoyault
Traduction et violence
Seuil
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 18 euros ; 208 p.
ISBN: 9782021451788

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