L’avant-guerre ne se décèle qu’après le premier coup de canon. Dans ce recueil d’articles parus en feuilleton dans L’Histoire, Michel Winock s’est mis dans la position délicate de l’historien qui tente de raconter les événements culturels et politiques de 1913 et de 1914 sans être obnubilé par ce qui s’est déroulé ensuite. "Mon souci était de me rapprocher le plus possible des acteurs que je présente en m’efforçant d’ignorer la suite, la chute dans la formidable tuerie dont la France s’est difficilement remise - si elle ne s’en est jamais remise." L’exercice est périlleux, mais le biographe de Flaubert et de Madame de Staël a du savoir-faire.
Il est facile, a posteriori, de détecter les signes avant-coureurs de la catastrophe. Car au fond, en regardant bien, mis à part Péguy qui sentait la guerre autant qu’il la désirait, rien ne vient vraiment troubler le bonheur tranquille d’une France qui découvre la bicyclette, le cinéma et l’automobile tandis qu’Apollinaire flotte dans ses vapeurs d’Alcools, que Barrès arpente sa Colline inspirée et que Stravinsky bricole le moderne musical en célébrant Le sacre du printemps.
Alors, bien sûr, le maléfique Fantômas mis en scène par Louis Feuillade dans un Paris inquiétant peut apparaître comme un élément annonciateur. Mais personne ne le prit pour tel à l’époque. Seul l’assassinat de Jaurès fit titrer les journaux sur une guerre imminente.
En se tenant à bonne distance de ce paysage éloigné qu’est l’histoire, Michel Winock nous offre une vision à sauts et à gambades particulièrement plaisante. Si l’on veut croire que la guerre était dans les esprits, nous sommes bien loin de l’esprit de la guerre qui va exploser à l’automne 1914. Les grands magasins, la libération sexuelle ou l’émerveillement devant la fée électricité contrastent avec une société industrielle déjà en surchauffe qui rêve de vitesse.
Claudel et Gide se partagent les faveurs du public, Alain-Fournier rate le Goncourt, Copeau réinvente le théâtre, Roland Garros traverse la Méditerranée, Kahnweiler découvre Picasso à Montmartre, Arsène Lupin livre ses confidences et Léon Bloy fulmine contre tout le monde.
Michel Winock dévoile l’insouciance d’un pays qui ne va pas si bien qu’il y paraît, comme en témoigne le succès de La République des camarades de Robert de Jouvenel qui s’insurge contre les scandales politico-financiers et - déjà ! - la faillite d’une partie des élites. Alors oui, l’époque fut qualifiée de "belle" pour ses arts, ses sciences et ses techniques. Elle n’en reste pas moins soucieuse d’une condition ouvrière pénible, de paysans pauvres et d’un progrès que l’on voit aussi infini qu’incontrôlable. Avec l’aisance qui lui est coutumière, Michel Winock raconte ces derniers jours heureux. Juste avant l’hécatombe.
L. L.