Livres Hebdo : On vous connaît comme chef d'entreprise et comme essayiste, pour des textes en rapport avec l'économie. Ce dictionnaire est un travail d'érudition qui déborde largement le cadre. Comment est née cette envie ? Comment avez-vous commencé à collecter des informations pour un tel projet ?
Denis Olivennes : Ça n'a rien à voir avec ce qu'a été ma vie jusqu'à présent. La dimension juive de mon identité était périphérique. C'est le retour du refoulé diraient les psychanalystes. Mon rapport très franchouillard avec le judaïsme devait laisser intact une curiosité. Et donc j'ai accumulé au fur et à mesure des années, des éléments qui entrent en résonance avec ma propre expérience, de cette façon très particulière d'être juif en France. Et après le 7 octobre, la montée de l'antisémitisme et le degré d'ignorance des Français, y compris juifs, sur l'incroyable histoire des Juifs en France ont fait que j'ai eu envie de la raconter. Il y a des juifs sur le sol de ce qui allait devenir la France dès le Iᵉʳ siècle de notre ère. Cette histoire témoigne de l'extraordinaire modèle français, d’un humanisme qui par son ouverture, sa tolérance, mènera à partir de la révolution à l’assimilation des Juifs à la nation. C'est le creuset français pour toute une série de minorités qui n'existe dans aucun autre pays, à part peut-être les États-Unis.
Mais je pense que le modèle républicain est un modèle plus efficace que celui de la société libéral - libertaire qui suscite l'éclosion des communautarismes. Pas seulement du communautarisme juif, mais aussi LGBT, musulmans… C’est la fameuse opposition qu'avait faite Régis Debray dans un article du Nouvel Obs dans les années 1980 : Républicains contre Démocrates.
Ce qui frappe dans votre dictionnaire c’est votre défense du franco-judaïsme. Une culture dont vous n’êtes pas issu.
J'ai grandi dans une famille qui était complètement sécularisée. J'ai mis les pieds dans une synagogue pour la première fois vers quinze ans. Nous n’avions aucun lien communautaire. Un environnement complètement non-juif, patriote, progressiste et républicain. La famille de mon père était très intégrée en Allemagne. L'antisémitisme a été une surprise pour eux. « Les Juifs avaient adhéré à l'Allemagne, mais l'Allemagne n'avait pas adhéré aux Juifs », disait Hannah Arendt.
« Quand on dit "les" Juifs, l'article défini est impropre »
En 1938, tous les pays d'Europe fermaient leurs portes, sauf la France, et ils ont été sauvés comme ça. Mon père a été caché pendant la guerre par un médecin catholique dans un sanatorium à Chamonix. Il avait onze ans et en a conçu une dette à l'égard de la France qu'il a transmise à ses enfants. Il a changé son nom, donné des prénoms significatifs à ses enfants, François, Denis… Une fantastique adhésion à ce qui restait de ce que les historiens ont appelé le franco-judaïsme, née de l’émancipation des Juifs à la Révolution. Et de la formule de Clermont-Tonnerre, « Tout aux Juifs en tant qu'individus, mais rien en tant que nation. » Nation au sens de communauté. Vous êtes d'abord français, puis intellectuel, puis progressiste, puis médecin, et puis vous êtes juif.
Du côté de votre mère c’est une autre histoire précisez-vous dans votre livre.
J'évoque ma grand-mère dans une des entrées sur le communisme et les Juifs en France. Ils pensaient que le judaïsme était un fractionnement inutile du prolétariat mondial, l'opium du peuple. Ils rêvaient de l'humanité sans race et sans classes. Donc, des deux côtés, pour des raisons différentes on avait rompu les amarres avec le judaïsme. Au fond, chez moi, on n’était juif qu’en face des antisémites.
Quand on parle du judaïsme dans le débat public on a tendance à tout lier à la Seconde Guerre mondiale ou à Israël. Alors que vous évoquez une histoire des Juifs de France très antérieure au XXe siècle.
Quand on dit « les » Juifs, l'article défini est impropre. Il y a des institutions qui représentent les Juifs. Mais en dehors de ça, le mot « communauté » traduit une ignorance de l’histoire. De l'incroyable diversité du judaïsme en France. Il y a une entrée dans ce dictionnaire sur les cinq familles du judaïsme français. En effet, il y a des Juifs en Provence depuis le Iᵉʳ siècle, arrivés après la destruction du Temple de Jérusalem. Mais aussi des Juifs en Alsace depuis le IXe, des Juifs dans le Sud-Ouest depuis le XVIe. Des Juifs d'Afrique du Nord, d'Algérie notamment, qui sont devenus français en 1870. Des Juifs venus d'Europe centrale de la fin du XIXᵉ au milieu du XXᵉ siècle. Ça compose cinq familles dont les histoires, les traditions sont différentes. Et au-delà de ça, il y a la diversité des rapports a la religion : ultras orthodoxes, pratiquants ou agnostiques et même anticléricaux.
Il est impossible d’en faire une histoire linéaire et le format du Dictionnaire amoureux permet de montrer cette complexité. Donc j'ai pris 114 personnages, lieux ou dates. Des juifs, des personnages issus de familles juives, même s'ils se sont convertis comme Montaigne, Proust ou Nostradamus. Ou des non-juifs qui, depuis le théologien du Moyen Âge Abélard, jusqu'à Sartre, en passant par Péguy qui ont eu à l'égard des Juifs une aménité, une amitié, une compréhension qui est symptomatique de ce qu'est la France.
« Il y a une méconnaissance de ce que sont les Juifs dans leur extraordinaire diversité »
Je rappelle d’ailleurs une formule de Péguy en la simplifiant : « Si les antisémites connaissaient les Juifs, ils cesseraient de les détester. » Il y a une méconnaissance de ce que sont les Juifs dans leur extraordinaire diversité, de ce qu'est le rapport des Juifs à la France et de la France aux Juifs. Ça mérite d'être rappelé comme un antidote contre l'ignorance et la méchanceté.
Mais vous évitez les personnages et les événements contemporains, pourquoi ?
Je me suis arrêté après 1945, car trois phénomènes changent la donne : la Shoah, même si la France a été particulièrement protectrice des Juifs, 75 % des Juifs français ont échappé à l'extermination, alors que partout ailleurs en Europe 75 à 95 % d’entre eux ont été exterminés. La création de l'État d'Israël, parce que même si le nombre de français juifs qui sont partis vivre en Israël est extraordinairement limité, une majorité d’entre eux se sent un lien spirituel avec Israël, comme disait Aron. Ils pensent que ceux qui n'ont pas la chance comme eux d'avoir une patrie disposent d’un refuge en Israël.
Puis l'arrivée dans les années 1960 de la communauté juive venue d'Afrique du Nord, plus ostentatoire dans son judaïsme - est-ce parce que le monde arabe était un monde communautaire ? a aussi changé la donne. Tout cela a modifié le rapport de la France avec les Juifs et des Juifs, avec la France. Mais je crois que le socle demeure, on est des Français juifs et pas des Juifs français.
Votre introduction commence cependant en évoquant le 7 octobre et la résurgence de l’antisémitisme.
Un antisémitisme d'un nouveau genre est apparu. Ce n'est plus l'antijudaïsme chrétien, l’idée du peuple déicide. Ou l'antijudaïsme socialiste de Marx et de Proudhon qui voit les Juifs comme rois de l'argent. Ou encore l'antisémitisme nazi pour lequel les Juifs sont une race inférieure.
L'antisémitisme antisioniste actuel est fondé sur l'équation suivante : tout juif est comptable d'Israël et du gouvernement israélien. Et comme le gouvernement israélien est génocidaire - idée contestable, même si on dénonce ce qui se passe à Gaza -, tout juif est génocidaire. L’antisémite était devenu immoral au moins depuis les crimes du nazisme. Mais maintenant quand on est antisioniste, c'est moral puisque l'on combat des monstres.
« Voir que LFI est aujourd'hui le principal vecteur de diffusion de ce nouvel antisémitisme, c'est une rupture profonde dans l'histoire de la gauche »
Donc les Juifs sont pris entre deux feux, sommés de cesser d’aimer Israël s’ils veulent être juifs quiètement. Et on voit tout un camaïeu de positions entre ceux qui soutiennent indéfectiblement Netanyahou et ceux qui sont absolument du côté de LFI, mais entre les deux il y a beaucoup de gens qui ne sont ni pour l'un ni pour l'autre.
L’antisémitisme de gauche avait disparu avec l'affaire Dreyfus qui avait fait que la gauche avait quitté son rôle d'avocat du prolétariat pour devenir avocat de toute l'humanité, des droits de l'homme et du citoyen. Elle a tenu cette place jusqu'il y a une quinzaine ou une vingtaine d'années. Mais la crise du Moyen-Orient a cassé cela. Voir que LFI est aujourd'hui le principal vecteur de diffusion de ce nouvel antisémitisme, c'est une rupture profonde dans l'histoire de la gauche, qui est d'ailleurs dramatique pour un certain nombre de gens de gauche, juifs ou pas.
Votre dictionnaire ne parle pas uniquement de politique, mais également de nombreux artistes, chanteurs, cinéastes, écrivains…
Je me suis intéressé notamment à Barbara, Serge Gainsbourg et Jean Ferrat pour essayer de comprendre pourquoi il y a eu tant de juifs dans la musique, qui d'ailleurs n'étaient pas tellement juifs dans leur expression.
Plus généralement, les Juifs de France s’identifient pleinement à leur pays. Prenez Montaigne. C'est un écrivain que j'adore et c'est ce qu'il y a de plus français dans la civilisation et de plus civilisé dans l'esprit français. Et ce Montaigne est issu d'une famille juive espagnole. Donc quelle meilleure preuve de la capacité d'assimilation française qui n'est pas liée au sang reçu, mais à une adhésion, à un plébiscite des valeurs françaises.
Tout comme le grand philosophe du début de XXe siècle Henri Bergson. Même s'il avait eu la tentation de se convertir au catholicisme, il choisit de rester juif par solidarité avec ses coreligionnaires persécutés. Paul Valéry fait son éloge en 1942 à l'Académie française, il parle de lui comme de la quintessence de la philosophie française. Ces personnages sont juifs, n'ont pas abjuré leur origine, y ont puisé une part de leur sensibilité. Mais ils sont français, ont contribué à l'esprit français, ils ont adhéré à la France et la France les a accueillis.