La diffusion illégale de La Carte et le territoire a suscité une certaine confusion autour des notions de propriété intellectuelle et de creative commons. Il faut dire que l’histoire récente de la contrefaçon a rarement connu de raisonnement aussi erroné que celui avancé par le pirate de Michel Houellebecq, qui assure humblement avoir effectué une « analyse du statut juridique de l’œuvre » (sic), fort de son « Master en Informatique de l’ Université Paris 6 Pierre et Marie Curie » et surtout de son « Master en Droit de l’ Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ». Disséquer par le menu la rhétorique poussive et les références jurisprudentielles avancées par l’intéressé prendrait beaucoup trop de temps. Contentons-nous de rappeler, comme nombre de commentateurs de son blog, que le fait de plagier Wikipedia n’implique aucunement que l’œuvre qui en est issue tombe sous le coup du régime juridique prévu originellement pour des contributions à la célèbre encyclopédie en ligne… Il est plus profitable, à propos des mêmes questions de création à plusieurs, de se plonger dans la lecture du dernier numéro de Gradhiva , revue éditée depuis quelques années par le musée du Quai Branly. Cette livraison s’intitule en effet « La musique n’a pas d’auteur » et rassemble des articles passionnants aussi bien sur les ethnographies du copyright, que le droit d’auteur appliqué au bien commun. Car un courant très fort, issu du Sud comme de pays anglo-saxons, a commencé à s'exprimer, il y a deux bonnes décennies, en faveur d'une véritable protection du folklore par la propriété intellectuelle. De plus en plus de textes internationaux font désormais référence à ce nouvel aspect du droit d'auteur, au rang desquels il faut signaler les « dispositions UNESCO-Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle » de 1985 concernant la protection des expressions du folklore ; la Déclaration de Mataatua de 1993 sur les droits de propriété intellectuelle des peuples autochtones, etc. Et ces intentions affichées commencent à prendre forme dans plusieurs droits internes. Le Parlement du Nigéria a ainsi prévu que « le folklore est la création émanant d'un groupe ou fondée sur la tradition, reconnue en tant qu'expression adéquate de l'identité culturelle et sociale de celle-ci, de ses normes et de ses valeurs telles qu'elles sont transmises oralement, par imitation ou par d'autres manières. Cette création revêt notamment (la forme) de contes populaires, poésie populaire et énigmes ». C’est pourquoi seules les exploitations privées, ou entreprises à des fins éducatives sont permises sans autorisation préalable. Le professeur Folarin Shyllon affirme que « presque toutes les anciennes colonies (...) devenues indépendantes sans que leur culture traditionnelle et populaire ait jamais été protégée par la loi (…) ont vu avec un sentiment d'amertume croissant les compositeurs étrangers arriver sur leur sol, étudier minutieusement et, parfois, enregistrer leur musique traditionnelle et populaire, puis rentrer vite chez eux en utiliser les rythmes et les harmonies dans des chansons à succès ou des symphonies dûment protégées au titre du droit d'auteur ». Qu’on se souvienne du vacher Sud-Africain Solomon Linda : il avait enregistré, en 1939, Mbube (« le lion » en zulu), devenu Le Lion est mort ce soir , après avoir vendu sa chanson pour une somme forfaitaire ridicule. Disney s’en est allègrement servi pour son Roi lion , qui a envahi les écrans mondiaux en 1994.. . Les descendants de Solomon Linda, résidants à Soweto, ont décidé de passer à l’action en 2004. Ils se sont, sans surprise, heurté à l’opposition du studio américain, arguant des nombreuses versions jouées précédemment par d’autres interprètes, mais aussi de la tardiveté du procès. Toutefois, une évolution radicale a commencé de s’amorcer. Il n’est que de rappeler (bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler de folklore traditionnel) les condamnations record subies par certains producteurs de tubes de l’été à consonance latino. En 1989, la Lambada a fait danser une grande partie de la planète. Ses créateurs, Los K’jarkas, des musiciens reconnus originaires de Bolivie, en avaient composé la mélodie, la jouant avec succès depuis 1981. Un producteur français a tant apprécié cette sérénade qu’il a lancé le groupe Kaoma sur toutes les ondes, sans plus se soucier des Sud-Américains. Il a fallu une bataille judiciaire pour que leurs droits soient enfin reconnus. Le mouvement de grogne a gagné certains Etats occidentaux, dont la façon d’agir avec leurs propres « indigènes » ne saurait être citée en exemple. Les membres de la section propriété intellectuelle de la puissante American Bar association ont ainsi souligné que « de leur côté, les interprètes ou exécutants, les bardes de village, les troubadours itinérants, les ménestrels, qui ont créé des variations originales ainsi utilisées, à partir des thèmes issus de la tradition et profondément enracinés dans leur culture, n'obtiennent ni célébrité, ni rémunération, ni protection pour ces manifestations de leur créativité ». Aux États-Unis, il faut désormais procéder à une demande officielle expliquant le but poursuivi avant d’entreprendre une « collecte » dans une réserve indienne. La Cour fédérale australienne a, à plusieurs reprises, sanctionné ceux qui contrefaisaient des peintures d'artistes aborigènes sous forme de posters, tee-shirts et publications diverses. Ce mouvement du droit sur le folklore vise donc aussi bien les disques de chants traditionnels, remixés ou non, que les recueils ethnologiques de contes et légendes, ou la reprise industrielle de motifs imprimés. Cette évolution n’est pas sans provoquer d’autres difficultés. Il est en particulier compliqué de déterminer qui est propriétaire d’une œuvre issue d’une collectivité, juridiquement non constituée, aux us ancestraux. De plus, le droit sur le folklore contredit le principe selon lequel les œuvres sont libres de droit une fois tombées dans le domaine public… Mais indéniablement, ces revendications sont aussi légitimes — au regard des pillages passés —, qu’elle remettent en cause la propriété intellectuelle qu’elles utilisent sous un nouveau jour. Le débat est, on en conviendra, d’une autre portée que l’ersatz d’exégèse juridique d’un blogueur contrefacteur se prenant pour un génie du droit et du marketing réunis.