Le Yoga (POL) d’Emmanuel Carrère a ému la presse en cette rentrée littéraire, tandis que paraissait le volume de l’année 1937 du Journal particulier (Mercure de France) de Paul Léautaud. Rappelons que celui-ci, qui « constitue une branche annexe de son fameux journal littéraire, est parvenu jusqu'à nous grâce à Marie Dormoy, sa maîtresse. Chargée de dactylographier le monumental Journal, elle en a ôté et isolé les pages la concernant, trop explicitement érotiques et sexuelles. Elles constituent le Journal particulier »… Ces deux livres sont parus sans être inquiétés judiciairement.
Car le droit, à tort ou à raison est toujours un des facteurs essentiels de modification de l’écrit intime lorsqu’il est rendu public.
Il existe presque toujours un premier travail de censure de la part de l’auteur ou de l’éditeur, surtout sur le domaine privé de l’œuvre : épuration entre les écrits à l’état de manuscrits et les écrits tels que publiés, choix dans une abondante correspondance, décision de ne pas publier telle ou telle partie d’un journal, etc. Mais il ne faut pas oublier le travail de censure juridique : on ne peut impunément publier sans trier, masquer, etc. Tel journal peut porter atteinte à la vie privée des personnes qui y sont citées, telle autobiographie peut être diffamatoire, telle publication d’une correspondance peut poser d'épineux problèmes de droit d’auteur, etc.
Chirurgie juridique
Un travail d’auto-censure est aujourd’hui plus que préconisé et peut donc être fait à l’initiative de l’auteur, de son éditeur et parfois, avec le concours d’un avocat. Il arrive souvent aux avocats d’être sollicités par les éditeurs, notamment en matière de biographies ou de journaux intimes. Christine Angot a elle-même évoqué cette chirurgie juridique dans son roman, L'Inceste, publié en 1999.
Quand bien même n’auraient-ils pas été produits a priori dans un but de publication, les textes et archives appartenant au domaine privé de l’œuvre n’en sont pas moins des objets de droit. Le journal intime ou la correspondance ne sont pas « innocents » au seul état de manuscrits.
À moins d’être complètement inconscient, il est très risqué de procéder à la description pure et simple de faits répréhensibles : le journal, les lettres, sont des preuves parfaites en justice en matière d’usage de stupéfiants, de cambriolages, etc. Suerte a par exemple été utilisé pendant le procès de son auteur, Claude Lucas.
Ajoutons que le secret joue un rôle important dans ce dispositif : la célèbre affaire Gubler a abouti à la condamnation, le 5 juillet 1996, par le Tribunal correctionnel de Paris de ce mémorialiste particulier, qui violait le secret médical. Il en serait de même pour d'autres professions, tenues au secret, au premier rang desquelles celle d'avocat. Le devoir de réserve existe aussi pour les diplomates et les militaires. Les mémoires de Saint-Simon ont été publiés d’abord très partiellement, car Louis XV les avait fait déposer, sous le secret, aux archives du ministère des Affaires étrangères. La première édition complète date donc seulement de 1832.
Dignité contrainte
Les articles 283 à 290 de l’ancien Code pénal dénonçaient les outrages « aux bonnes mœurs ». Des centaines de livres furent condamnés sous ce régime. Le Nouveau Code pénal, instauré en 1993, a substitué à l'ancien délit d'outrage aux bonnes mœurs l'article 227-24, visant tout « message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine (…) lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ».
Nombre de commentateurs attentifs ont cependant dénoncé cette nouvelle rédaction, dont le laconisme ouvre encore plus largement la voie aux poursuites. Jacques Henric l'a appris à ses dépens, en 1994, lorsque son livre, Adorations perpétuelles, a paru avec L’Origine du monde de Courbet en couverture. Aujourd’hui, certes, les interdictions véritables sont de plus en plus rares. Mathieu Lindon en a néanmoins fait l’expérience, en 1988, pour son roman, Princes et léonardours, publié chez P.O.L...
Il existe aussi une sphère du droit qui touche véritablement à la protection de l’intime et protège ce qui est désigné par les juristes comme étant des « droits de la personnalité ». Le respect de la vie privée qui est essentiellement en cause. Les auteurs eux-mêmes connaissent si bien ces problèmes qu’ils peuvent assortir leur testament de dispositions précises sur les délais de publication. C’est le cas de Léautaud, qui a instauré des délais très longs pour certains de ses inédits. Paul Morand avait fixé l’an 2000 comme limite minimale pour la publication de son journal et de sa correspondance avec Jacques Chardonne.
La vie privée recouvre, dans son acception jurisprudentielle française, l’identité de la personne (son patronyme réel, son adresse,...), l’identité sexuelle (cas de transsexualisme), l’intimité corporelle (nudité), la santé, la vie sentimentale et conjugale (et sexuelle bien entendu), la maternité, les souvenirs personnels, les convictions et pratiques religieuses, la rémunération, le patrimoine. Il a déjà par exemple été interdit par la justice de parler dans une autobiographie de ses beaux-parents ou de ses mésaventures conjugales.
Intimité à préserver
C’est bien évidemment là un des fondements les plus fréquents de procès en matière d’autobiographie ou de publication de journal intime. Là encore, les auteurs tentent de biaiser en modifiant souvent les noms ou en laissant seulement les initiales. C'est ainsi que des magistrats ont pu relever : « une artiste porte atteinte à la vie privée de son ex-époux en révélant dans un ouvrage autobiographique des faits et des épisodes relevant de l'intimité de la vie privée personnelle de ce dernier dès lors que, malgré le nom d’emprunt qui lui est donné dans ce livre, il est aisé de le reconnaître : description précise du personnage, révélation d’un précédent mariage et de l’existence d’un enfant issu de ce mariage, du comportement de l’époux avec son fils ».
Il existe donc une sorte de principe qu’un jugement de 1982 résume assez bien à propos d’un livre autobiographique de Rezvani (Le Testament amoureux), poursuivi notamment par son ex-beau-frère, Claude Lanzmann : « l’absence d’intention malveillante ou la recherche de soi-même, par l’écriture, à travers sa mémoire, ne saurait permettre la divulgation de souvenirs partagés avec d’autres personnes ou étroitement imbriqués à la vie privée de ces personnes sans leur consentement ».
Il reste à évoquer le droit d’auteur, qui peut également avoir une influence sur le contenu même d’un écrit.
Car il est ainsi théoriquement interdit de citer un document inédit sans autorisation, puisque le droit de divulgation appartient à l’auteur ou, en cas de décès, au titulaire des droits moraux. Le problème se pose évidemment quand des œuvres inédites sont découvertes : romans inachevés ou considérés par l’auteur comme impubliables, mais également pour les journaux et correspondances.
L' « affaire Montherlant » avait donné l'occasion aux juges de sanctionner des abus de citations dans une biographie. Dans le même sens, mais avec d'autres préoccupations, les magistrats ont arrêté l'exploitation des lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier : leur publication a en effet été estimée « inopportune et inquiétante pour la mémoire de l’écrivain ». Soulignons encore que les lettres de Lecomte de Lisle ont été jugées « indignes de son talent » …
Abus de citation
Les correspondances sont souvent au cœur de litiges. Les problèmes de droit de l’information se représentent ici - concernant l’auteur de la lettre, son destinataire et le tiers -, mais se mêlent à ceux posés par le droit d’auteur et liés à l'indépendance des propriétés matérielle et intellectuelle. En réalité, seul l’auteur de la correspondance est titulaire des droits. La propriété matérielle de lettres ne permet pas de les rendre publiques – elles gardent un caractère confidentiel – et encore moins de s’en attribuer les droits d’exploitation. Il est nécessaire d’obtenir l’autorisation du titulaire des droits intellectuels sur cette œuvre, titulaire qui, généralement, est l’auteur ou ses héritiers.
Il convient de garder à l’esprit l’exemple de cet étudiant en doctorat qui, ayant obtenu l’autorisation d’utiliser la correspondance de Romain Rolland à Stephan Zweig pour sa thèse, se crut autorisé à en tirer un livre. L’ouvrage fut vite saisi à la demande de la veuve de Rolland. Les annales judiciaires abondent en procès « littéraires » sur ce thème : Sainte-Beuve, Barrès, Mérimée, etc.
Les phénomènes de censure et d’auto-censure sont constants dans l’histoire littéraire et éditoriale française de l’intimité. Le moindre des paradoxes n’est pas de constater que les écrivains et les éditeurs ne sont pas toujours les victimes de ces procès d’édition, mais ont su, eux-aussi, agir en justice contre des confrères et concurrents quand ils se retrouvent, à leur tour, au coeur des archives et de l’œuvre de leurs pairs.
Mais, au-delà de tout cela, souhaitons longue vie aux fictions d’Emmanuel Carrère et aux journaux de Paul Léautaud !