Les journalistes ont rarement la chance d'assister aux délibérations du jury d'un prix littéraire. Même, certains ne demandent pas la permission, tels Alain Ayache, jeune reporter qui en 1958 se glissa en douce dans un placard de chez Drouant pour assister clandestinement aux délibérations du prix Goncourt.
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Livres Hebdo a pour sa part eu l’opportunité d’être le témoin des coulisses du 10ᵉ prix Hors Concours, distinction qui, chaque année au cœur de la saison des grands prix littéraires, met à l’honneur un ouvrage publié par un éditeur indépendant.
Rendez-vous était donné le 17 novembre aux alentours de 19h, au Grand Hôtel du Palais Royal, rue de Valois, où siège également le ministère de la Culture. Devant l’entrée, quelques touristes immortalisent leur passage devant le haut portail de l’établissement. Au bout d’un corridor, une salle de restaurant baigne dans une lumière tamisée. Au fond, à droite, une longue table dressée attend déjà les sept membres du jury du prix, sollicités par Gaëlle Bohé, sa fondatrice et présidente, pour un dîner littéraire à huis clos.
« Chaque maison primée est désormais hyper portée par la librairie indépendante »
Les convives arrivent au compte-goutte. Certains se connaissent déjà. D’autres se saluent pour la première fois, mais adoptent rapidement ces gestes familiers de confrères et consœurs rompus au marathon de la rentrée littéraire. Avant de gagner leur place attitrée, les jurés sont salués par le chef Maxime Raab. Le menu promet d’être aussi raffiné que les échanges à venir : assortiment d’entrées à picorer, suprême de poulet ou saumon juste snaké, puis mousse coco-chocolat, crème de marron ou poire rôtie.
Chaque livre a fait l'objet d'un tour de table durant lequel chaque juré a pu partager ses notes et remarques.- Photo ECPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
« Vous avez du rosé ? Mais quelle maison ! », lance Marianne Payot, journaliste à Lire Magazine et personnage haut en couleur. Les épaules se dénouent, les langues se délient ; clins d’œil et traits malicieux volent d’un bout à l’autre de l’assemblée, comme entre bons camarades.
Cette année, le prix Hors Concours souffle sa 10e bougie, et les fidèles du jury en parlent comme d’une vieille aventure qui ne cesse de se renouveler. « Chaque maison primée est désormais hyper portée par la librairie indépendante », se réjouit Inès De La Motte Saint-Pierre, rédactrice en chef de La Grande Librairie, rodée, au fil des éditions, à l’exercice.
Les cinq ouvrages finalistes du prix Hors Concours 2025
- Rêve d’une pomme acide de Justine Arnal (Quidam)
- Mes pieds nus frappent le sol de Laure Martin (Double Ponctuation)
- L’Éden à l’aube de Karim Kattan (Elyzad)
- Trois noyaux d’abricot de Patrice Guirao (Au vent des îles)
- Le jardin de Georges de Guénaëlle Daujon (Intervalles)
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Gaëlle Bohé inaugure la séance, rappelant le déroulé de la soirée : chaque titre finaliste fera l’objet d’un tour de table avant que les jurés procèdent au vote. Pour un court instant, les visages se font plus graves. Chacun extrait de son sac une poignée de feuilles imprimées, déposée devant soi comme des dossiers à défendre. Les devoirs ont été scrupuleusement préparés. Marianne Payot ouvre le bal : « Le récit est absolument percutant. Tout vient du ton, de la langue et de la capacité de l’autrice à rebondir après les pires horreurs ». « L’écriture est à l’aune du personnage », abonde Stéphanie Khayat, journaliste à Télématin.
Des opinions divergentes
Mais déjà, les avis divergent. S'agit-il d'une œuvre de fiction ? D'un témoignage ? Les esprits s’échauffent, dissèquent et s’échinent à définir ce qu’un prix littéraire doit sacrer : l’universalité du thème, l’émotion brute de la confidence, ou l’architecture de l’histoire ?
« La littérature est-elle une thérapie ? », interroge à son tour David Medioni, journaliste pour Conspiracy Watch et Franc-Tireur. Cristina Soler, critique littéraire aux commandes du blog L’Horizon et l’Infini, sème le doute : « Je l’ai vivement recommandé, mais de là à dire qu’il s’agit de mon préféré… » Et c’est bien là le sel des délibérations : les jurés les plus convaincus se laissent séduire par la vision d’autres convives. Les arguments font mouche, s'immiscent dans les esprits et remettent en question les premières impressions.
Les cinq ouvrages finalistes ont été déterminés à partir d'une liste de 40 ouvrages, établie par un comité de lecture composée de 500 professionnels et lecteurs.- Photo ECPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
« D’une certaine manière, tous les ouvrages de la sélection finaliste repartiront gagnants », assure Gaëlle Bohé, rappelant la reconnaissance désormais établie de la distinction auprès des professionnels du livre. Malgré cette évidence, les jurés prennent leur mission très au sérieux. Depuis l’annonce de la sélection finaliste en octobre dernier, tous se sont livrés à une lecture intensive et à un important travail d’annotations.
« Choisir, c’est renoncer », rappelle philosophiquement Inès De La Motte Saint-Pierre. Quasi théâtraux, les jurés se font, tour à tour, ange gardien ou avocat du diable des ouvrages en lice, lesquels trônent en piles au centre de la table. L’exercice de la délibération se déploie alors comme une véritable performance, à la limite de l’art oratoire.
Des débats musclés
À ce stade, et alors que le vin reste la principale source d’hydratation de l’assemblée, les compromis sont accordés presque sans concession. Jusqu’à l’avant-dernier titre de la pile. « Peut-on récompenser un auteur en le dissociant de ses prises de position ? », questionne David Medioni, sentencieux. Pris de court, le reste du jury reste silencieux. Les mines se tendent, les sourcils se froncent. « Toute ma vie, j’ai été indépendant dans ma pensée, j’ai combattu pour la nuance, pour que les mots justes soient employés », précise le journaliste et essayiste.
L’assemblée se retrouve sur le fil du rasoir, consciente que désormais, intime et politique se sont invités à la table. L’enjeu se cristallise autour d’un point de tension, jusque-là enfoui sous un consensus quasi unanime. Désormais, la littérature déploie sa toute-puissance, révélant l’essence-même de ce qu’elle est, et sera toujours : un miroir fidèle aux vents contraires de la société. « Y a-t-il seulement un autre livre capable de rivaliser avec celui-ci, et si oui, lequel ? », ose Inès De La Motte Saint-Pierre.
« C’est celui qui m’est resté le plus longtemps en tête », révèle Anne-Marie Revol, journaliste littéraire pour France Télévisions. Pourtant diamétralement opposée à la position de David Medioni, Clémentine Goldszal, journaliste pour Elle et M, le magazine concède : « J’aimerais me croire neutre, mais je ne le suis pas. Moi non plus, je ne serais pas capable de juger un texte en dehors de son contexte ».
Comme le veut la tradition, à l'issue des échanges, le jury a procédé à un vote pour désigner le lauréat, récompensé mardi 25 novembre à la Maison de la Poésie.- Photo ECPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Ce qui se dit en délibération y reste
Au gré d’échanges parfois musclés, qui ravivent quelques débats irrésolus, certains jurés défendent la nécessité de tel roman dans le paysage littéraire contemporain. D’autres en saluent la poésie, la « grande qualité littéraire ». Un dernier s’interroge : peut-il continuer à siéger comme juré de la distinction, cette année, si celle-ci sacre l’ouvrage d’un auteur dont les positions lui semble contraires à sa déontologie ? Tous, cependant, veillent à ce que leurs mots, parfois inconfortables, ne mènent pas la discussion au-delà de son point de non-retour.
En chaque juré s’entrechoquent des convictions et des sensibilités contre lesquelles l’illusion vaine, peut-être même indésirable, d’un idéal de neutralité, ne peut résister. En quittant les lieux, tard dans la soirée, encore vibrant de l'intensité des échanges, on éprouvera la certitude d’avoir pris part l’espace de quelques heures à une arène démocratique rendue possible par la liberté créatrice de la littérature. Quant à la suite, il appartiendra aux lecteurs de l’imaginer. Le sacro-saint secret des délibérations ne se livrant qu’à ceux qui l’ont éprouvé.
Le jury du prix Hors Concours 2025
Cette année, le jury était composé de Stéphanie Khayat, journaliste à Télématin, Inès De La Motte Saint-Pierre, rédactrice en chef de la Grande Librairie, Marianne Payot, journaliste à Lire Magazine, Anne-Marie Revol, journaliste littéraire à France Télévisions, Clémentine Goldszal, journaliste à Elle et à M, le magazine, ainsi que de Cristina Soler, chroniqueuse du blog littéraire L’Horizon et l’Infini. Journaliste pour Conspiracy Watch et Franc-Tireur, et grand habitué du prix, David Medioni a finalement décidé, cette année, de se retirer du jury, avec l’accord de l’ensemble des autres membres. Il reviendra toutefois l’année prochaine, en tant que juré de la 11ᵉ édition.
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