Exorcisme. Celui qui se désigne de manière générique « le Père » dans L'hospitalité au démon de Constantin Alexandrakis a 40 ans et vit au Danemark avec femme - Salomé, l'amour de sa vie - et enfant - leur fillette chérie. Jusque-là tout va bien. Pourtant il y a bien quelque chose de pourri au royaume de Danemark... D'où vient ce remugle qui le prend à la gorge ? Rien à voir avec ce présent scandinave où il semble s'être stabilisé, non, ces émanations méphitiques lui arrivent d'un passé lointain, une enfance française, qu'il a cru ensevelir grâce à son couple et à la paternité mais qui revient le hanter. Son démon de midi n'est pas le diable au corps. L'auteur de ces confessions douloureusement lucides a été abusé, enfant.

Un banal incident va desceller la boîte de Pandore de la mémoire traumatique du narrateur. Sa fille hurle parce qu'elle a perdu sa tétine dans la voiture, le Père a beau chercher, impossible de retrouver la satanée tétine. Et le Père de se rendre compte tout à coup de la forme de l'objet : l'ersatz de biberon de l'enfant - un souvenir kitsch rapporté de Saint-Pétersbourg - « imite une sorte de dentier monstrueux, bouche de monstre aux dents pointues ». La tétine est un oxymore visuel : l'association du démoniaque et de l'innocence. Ainsi lui revient comme un boomerang, en pleine figure, la vérité, sa vérité de victime de pédophilie. Grâce aux sports de combat, le Père s'est forgé un corps façon armure. Il s'imaginait que l'homme fort qu'il était devenu saurait protéger des démons du passé l'enfant meurtri en lui. Or l'adulte diabolique, qui a abusé de lui, lui avait fait accroire que le diable c'était lui. Manipulation et emprise, ruse typique du pervers, qui fait se sentir coupable la victime en l'élevant en dépositaire privilégié de leur secret (son crime). Comme souvent, le pédocriminel se révèle être un proche de la famille. Bernard était un ami de sa mère. Témoignages de victimes, romans mettant en scène des personnages pédophiles, essais sur les comportements déviants... il s'abreuve de littérature sur le sujet, lit Flavie Flament, Vanessa Springora, Lolita de Nabokov, visite des forums de discussion. Tout vacille, tout vrille. Il est visité par l'obsession de vengeance, « la colère aveugle au ventre comme dans la tête », « l'incendie féroce et âpre », « une souffrance presque fluorescente ». De la typographie étrange surgit dans le texte comme s'il se mettait à parler dans une langue étrangère. Devenu ventriloque de son démon intérieur, le Père est désormais la « Dark Tentative de Bon Père de Famille » : « il aura fallu 25 ans au Père pour comprendre qu'ado, il n'était pas la petite crapule assoiffée de sexe, mais qu'on l'aura en partie rendu comme ça [...] on a bel et bien exploité sa sexualité naissante. » Et pourtant face à l'ambiguïté de l'art de Claude Lévêque, mis en examen pour viols sur mineurs, - ambiance « sodomie-dragibus », « valstar-mobylette-branlette », pire que Michael Jackson, « ce smooth criminal » - il éprouve « une manière de fidélité pour l'œuvre ou pour l'artiste, ou pour les deux ».

À l'instar de Neige Sinno dans Triste tigre, préfacière du présent ouvrage, Constantin Alexandrakis, témoignant de l'innommable, tente d'exorciser par l'écriture l'horreur de l'outrage, mêlant à la crudité des faits une inquiète réflexion sur son identité, les ténèbres de la prédation sexuelle, l'angoisse d'être parent lorsqu'on a été soi-même ravagé par la monstruosité.