Quelques jours à Avignon. Ça va devenir un genre en soi. La relation d'un grand procès par un écrivain. Pourquoi pas, après tout, tant les prétoires et les cours d'assises concentrent en eux-mêmes tout ce qui fait la sève d'un « roman vrai ». Modèle indépassable en la matière, le V13 d'Emmanuel Carrère (P.O.L, 2022) qui suivit scrupuleusement le procès-fleuve des complices sinon assassins des attentats du 13 novembre. La chair des autres, récit et essai autour des quelques semaines passées par la romancière Claire Berest au tribunal d'Avignon pour y suivre les audiences de ce que l'on appela « l'affaire des viols de Mazan » ou « l'affaire Pelicot », est de la même eau, à la fois juste, triste et vertigineuse. Rappel des faits à l'usage de tout anachorète qui se serait retiré du tumulte du monde entre septembre et décembre dernier. Gisèle Pelicot, retraitée, septuagénaire, femme, mère et grand-mère vivant dans une petite commune du Vaucluse, découvre un jour de 2020 que celui qui partage sa vie depuis un demi-siècle la sédate depuis près de dix ans et recrute des hommes pour qu'ils viennent à son domicile et la violent alors qu'elle est inconsciente. Son mari, Dominique, a pris soin de filmer chacun de ces viols. Les uns et les autres, cinquante et une personnes en tout, seront déférés devant la justice pour un procès qui fera grand bruit notamment par la volonté de M^me Pelicot de refuser tout huis clos et d'autoriser la diffusion des films incriminés. Tous seront condamnés, presque tous pour viol aggravé, au terme d'audiences qui ont révélé les mécanismes de la culture du viol et fait de la victime une héroïne mondiale de la cause des femmes et du mouvement #MeToo. Claire Berest suit tout cela avec un mélange d'effroi, de sidération parfois, de chagrin presque tout le temps, d'admiration pour la justesse qui ne se laisse jamais prendre en défaut de Gisèle Pelicot et aussi, tout de même, de fascination. Évidemment pas celle qui serait obscène portée à cet univers proche d'un Jérôme Bosch, mais plutôt celle qui lie, depuis l'enfance, la romancière au fait divers. Elle fait des détours par Barthes, Auschwitz, le Cambodge ou son père. Des détours toujours judicieux et éclairants. Des détours par la vie tout de même.