Coutumier de la croissance, le marché de la bande dessinée n'a pas craint longtemps de voir 2020 rompre avec les habitudes. Car dès la réouverture des librairies après le premier confinement, l'attrait pour la bande dessinée a été spectaculaire. Le secteur du manga est euphorique et le marché de la BD n'est pas en reste, avec des chiffres clinquants. « Ce fut une année d'ascenseur émotionnel, avec au final un chiffre qui a explosé malgré le report de 20 % de la production », raconte Jean Paciulli, directeur général de Glénat. Malgré de nombreux reports, Bamboo a bondi de 15 %, Sarbacane (Madrigall) enregistre +36 %, Futuropolis a bouclé son budget, et Casterman a limité la casse. « Nous avions anticipé une forte baisse, entre -15 % et -20 %, mais n'enregistrons qu'un léger décrochage de 2 % », confie Charlotte Gallimard, DG de Casterman.
Ce résultat est à nuancer car les titres les plus complexes ont été repoussés, au profit des succès annoncés. « Le click and collect a accentué la prime aux séries attendues et nui à la découverte », constate Benoît Pollet, directeur général de Dargaud. Difficile donc d'installer de nouvelles propositions et des lancements décevants ont scellé le sort de nouvelles séries notamment chez Jungle (Steinkis). « Le marché a une forte dynamique, peut-être sur les choses les plus connues. Ce serait une erreur de ne se replier que sur des blockbusters attendus. », prévient Guy Delcourt, président du groupe du même nom. Si tendance à la polarisation des achats il y a eu, certaines découvertes ont pu trouver leurs lecteurs. Glénat a performé avec La bombe et Peau d'homme, deux albums audacieux pour « un éditeur considéré comme plutôt traditionnel et populaire », sourit Jean Paciulli.
2020, une bonne année
L'année 2020 a donc été bonne et le soufflé ne semble pas retomber. « Depuis janvier, il y a une vraie dynamique du secteur. Pas seulement sur le manga », veut croire Olivier Sulpice, président du groupe Bamboo. En effet, 2021 est orientée à la hausse, fonds comme nouveautés, dans la lignée de 2020. « Le fonds a tiré l'activité, et des séries ont franchi un cap », se félicite Moïse Kissous, président du groupe Steinkis.
Gallimard BD observe le même phénomène. « Hors Culottées, qui a fonctionné encore plus fort que les années précédentes, le fonds a progressé de 56 % en volume sur l'année, notamment avec des séries anciennes comme Aya ou Akissi », annonce son directeur Thierry Laroche. « On a constaté un goût pour des récits de fond, même sur des sujets un peu âpres, relève, optimiste, Sébastien Gnaedig, directeur éditorial de Futuropolis. Mais le fonds qui marche est celui qui est repéré... L'autre a tendance à disparaître. »
Stéphane Beaujean, directeur éditorial de Dupuis constate aussi cette « reconnexion à la lecture qui a des effets vertueux à court et moyen termes. Mais quand la concurrence des loisirs va reprendre, le livre le ressentira. Toutefois, tous les bénéfices de cette reconnexion ne vont pas disparaître en un jour. Cela dépendra aussi de la capacité du monde de l'édition à proposer des choses fortes. »
A quand le retournement ?
Les éditeurs se veulent prudents à l'image de Jean Paciulli qui « ne croi[t] pas que l'embellie se poursuive, car comment savoir si nous avons séduit un nouveau lectorat ? ». Pourtant, les indicateurs semblent solides. « Steinkis a doublé son activité en librairie, se réjouit Moïse Kissous. Début 2021 est dans la même ligne avec des mises en place qui progressent et des niveaux de réassorts élevés. » Et de prendre sa casquette de président du groupe BD au Syndicat national de l'édition : « De récentes études montrent que le nombre de lecteurs diminue, et que la croissance est assurée par l'augmentation du panier moyen. C'est surprenant, car l'augmentation est vraiment très importante. J'ai ainsi proposé de lancer de nouvelles études. »
Louis Delas, président de Rue de Sèvres (L'Ecole des loisirs), se dit « convaincu que cette embellie sera durable, sur un segment familial par excellence. Le marché a gagné de nouveaux lecteurs et vu une augmentation du panier moyen ». Et ce sont les librairies de proximité qui en ont profité. « On peut espérer que les gens ne vont pas tous perdre d'un seul coup leur nouvelle habitude d'aller en librairie », glisse Serge Ewenczyk, fondateur de Çà et là.
Ces bonnes nouvelles poussent les éditeurs à avancer. Si Glénat ralentit les séries qui patinent, notamment Les Papes, Delcourt consent « un investissement très important, en millions », pour Verytoon, plateforme qui diffuse principalement des webtoons coréens. « Peut-être est-on à ce point de bascule où le numérique trouve sa place tout en étant compatible avec l'écosystème papier », suggère Guy Delcourt - qui s'enorgueillit du succès Solo Leveling (déjà près de 40 000 ventes), son premier webtoon adapté en papier sur le label Kbooks. Dargaud aussi mise sur le numérique, comme un laboratoire. « Le compte Mâtin sur Instagram est suivi par plus de 40 000 personnes, détaille Benoît Pollet. L'idée est de tester de la bande dessinée rien que pour le numérique, et aller sensibiliser de nouveaux lecteurs à un genre qui peut traiter de tout. »
Dupuis est, lui, en phase de mue tout en gardant son identité, sous la houlette de Stéphane Beaujean qui cite « le manga Team Phœnix, une épopée reprenant les principaux personnages de Tezuka, développée par un éditeur japonais mais dessinée par un auteur Dupuis, et prépubliée en France et au Japon presque simultanément ». Il annonce d'ailleurs la constitution surprenante de l'équipe repreneuse de la série Spirou et Fantasio : au dessin Olivier Schwartz et au scénario Sophie Guerrive (Tulipe, éditions 2024) avec un novice en bande dessinée Benjamin Abitan.
Embouteillage permanent
Mais la question se pose toujours du trop-plein en librairies. « Les petites musiques singulières ont de plus en plus de mal à se faire entendre », regrette Sébastien Gnaedig. Et le contexte n'aide pas. « Mécaniquement, le marché de 2021 va être engorgé de titres excellents : va-t-il pouvoir les absorber ? Comment sortir du lot ? », interroge Olivier Sulpice. Alors pour se démarquer chacun essaie de trouver de nouveaux modes de présentation des programmes aux libraires et médiateurs, en distantiel. L'impression d'albums sous forme d'épreuves se développe afin de faciliter le travail des représentants. « Nous allons renforcer nos équipes commerciales, ajoute Louis Delas. La clé du succès, c'est la proximité et la qualité de l'échange. »
Certains éditeurs ont par ailleurs choisi de modérer leur production. C'est le cas au Lombard, depuis plusieurs années. « Sortir moins de nouvelles séries nous permet de mieux accompagner des premiers livres, et ça marche », se félicite Christel Hoolans, directrice générale. Une démarche portée aussi par Sarbacane. « J'ai besoin que mes choix fassent sens, dans une production raisonnée, martèle Frédéric Lavabre, directeur éditorial. Et que les auteurs s'y retrouvent, avec de meilleures ventes et avances. »
Les auteurs, justement, se sentent toujours laissés pour compte. « La croissance actuelle ne nous profite pas, souffle Marc-Antoine Boidin, représentant au Snac-BD. Le versement des droits est décalé par les reports, l'annulation des ateliers dans les écoles engendre une perte de revenus, la rémunération de la présence en festival n'avance pas... La paupérisation des auteurs est une réalité. » Hélas, la multiplication des nouveaux labels de BD et la tendance à la best-sellerisation sont rarement une bonne nouvelle pour les plus fragiles.
Le marché de la BD en quatre graphs