Lorsqu’un scandale médiatique éclate, les Allemands utilisent l’anglicisme shitstorm (littéralement : "tempête de m…"). Le terme sied bien à l’ouragan de réactions suscité par le livre d’Akif Pirinçci, Deutschland von Sinnen ("L’Allemagne perd la tête"). Pas un jour ne s’écoule sans que ce pamphlet - au "vocabulaire scatologique", selon le quotidien Tagesspiegel - dénonçant le "culte fou des femmes, des homosexuels et des immigrés" ne soit l’objet d’un article dans la presse allemande. "Ce n’est pas un livre, c’est une boucherie", selon le Süddeutsche Zeitung, tandis que Die Zeit évoque un ouvrage "vulgaire, blessant, flirtant à la limite de l’incitation à la haine raciale", dont le "mélange de hurlements et de brutalité rappelle Mein Kampf". Pourtant, le livre s’est hissé en tête des meilleures ventes d’Amazon en Allemagne, où il n’a pas quitté les cinq premières places depuis sa parution le 27 mars.
"Effet de surprise".
L’ouvrage a été publié par les éditions Sonderwege, que son responsable Andreas Lombard décrit comme la "division dédiée aux questions politiques de Manuscriptum". A côté des livres de jardinage et de littérature, cette maison s’est fait une place en librairie en s’attaquant au "politiquement correct" : "Notre ligne éditoriale consiste à mettre en avant des titres qui se distinguent intellectuellement de l’ordinaire des publications", revendique Andreas Lombard. Entre pessimisme culturel, critique du féminisme et de la théorie du genre, ouvrages sur l’avortement et la fin de vie, les thématiques abordées s’inscrivent dans une ligne ultraconservatrice, plutôt cérébrale. Andreas Lombard ne communique pas de chiffres, mais précise que Deutschland von Sinnen en est à son cinquième tirage.
Le profil d’Akif Pirinçci détonne : rien ne destinait cet auteur d’origine turque de 54 ans, célèbre pour ses romans policiers à devenir "l’enfant terrible de la nouvelle droite". Jusqu’à la parution l’an dernier sur Internet d’un article, "La tuerie a commencé". L’auteur y faisait feu contre les musulmans qui, selon lui, refusent de s’intégrer en Allemagne, ou "la dictature rouge-verte" (les Verts allemands étant qualifiés de "parti des pédophiles"). "Nous lui avons proposé d’écrire un livre sur ce sujet", raconte Andreas Lombard. "Pirinçci aborde des problématiques que l’on n’a pas l’habitude de voir ensemble : l’homosexualité, l’émancipation des femmes, l’immigration. Qu’un auteur d’origine turque combine ces trois thèmes a augmenté l’effet de surprise." Ce succès n’étonne pas Sven Vaubel, responsable du rayon politique et philosophie d’une librairie Hugendubel dans le sud de Berlin : "Un auteur défend des thèses extrêmement provocatrices, il suscite des réactions indignées, les ventes suivent." Il note qu’"il y a eu quatre semaines de ventes soutenues, environ 150 exemplaires par semaine."
Le phénomène ne surgit pas ex nihilo. Il flotte dans l’air un changement de ton dans le débat public allemand. En mars, Sibylle Lewitscharoff, écrivaine publiée aux éditions Suhrkamp et auréolée de nombreux prix littéraires, évoque dans un discours son "dégoût" devant l’insémination artificielle, avant d’ajouter à l’égard des enfants nés de ce procédé : "A mes yeux, ils ne sont pas totalement réels, ce sont des créatures douteuses, mi-humaines, mi-je-ne-sais-quoi d’artificiel." Des propos radicaux passés dans un premier temps inaperçus, qui ont finalement soulevé une vague d’indignation obligeant l’auteure à s’excuser. En 2012, le journaliste et essayiste Matthias Matussek déclarait : "Je suis homophobe, et c’est très bien comme ça." Une toile de fond sur laquelle le livre de Pirinçci est venu s’intégrer.
Contre "le terrorisme de la vertu".
Il existe en fait un prédécesseur à ce chamboulement du consensus moral allemand, Thilo Sarrazin. Economiste, responsable politique social-démocrate, ancien membre du directoire de la Banque centrale allemande, il se lamente sur le déclin démographique de l’Allemagne et la menace que représenterait la communauté musulmane outre-Rhin. En 2010, son essai L’Allemagne disparaît (traduit en français aux éditions du Toucan en 2013) s’était vendu à 2 millions d’exemplaires. Après avoir publié un autre livre arguant que "L’Europe n’a pas besoin de l’euro", il a sorti en mars chez DVA (division du groupe Random House) "Le nouveau terrorisme de la vertu", sur les limites de la liberté d’expression en Allemagne. Citant Kant, Machiavel ou Tocqueville, il y déplore le relativisme moral et l’impossibilité supposée de remettre en question certaines thèses : "L’inégalité est mauvaise, l’égalité est bonne", "Les riches devraient se sentir coupables", "Toutes les cultures se valent", "L’islam est une culture de paix, qui enrichit l’Europe et l’Allemagne"… Entré directement à la première place des best-sellers de Der Spiegel, celui-ci a franchi la barre des 120 000 exemplaires, selon DVA.
"J’ai rangé le Pirinçci à côté du livre de Sarrazin, ils vont bien ensemble, sourit Sven Vaubel, chez Hugendubel, même si je ne suis pas sûr que Sarrazin voudrait être associé à Pirinçci. C’est un ancien banquier central, pas vraiment le même genre de personnage… Mais de nombreux clients achètent les deux en même temps." L’éditeur Andreas Lombard relativise : "Il y a une proximité thématique, mais la comparaison s’arrête là. Sarrazin écrit ses livres de manière scientifique, là où Pirinçci n’est pas un chercheur. Sarrazin se concentre sur les enjeux démographiques. Pirinçci y ajoute les questions de la sexualité et du féminisme, aspects qui sont nettement plus accentués que chez Sarrazin."
Le populisme devient-il la nouvelle norme ? A la veille des élections européennes, le climat politique s’y prête avec l’ascension d’Alternative für Deutschland, parti eurosceptique à la droite des chrétiens-démocrates qui pourrait entrer au Parlement européen (les sondages le créditent de près de 7 % des intentions de vote). Le parti ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en tentant d’approcher Akif Pirinçci. "Ils viennent encore de m’inviter", s’amusait-il dans le Süddeutsche Zeitung, ayant décliné leur invitation même si, concédait-il, "il y a pas mal de jolies nanas là-bas". On ne se refait pas…