Dès son premier livre, L'affaire de l'esclave Furcy (Gallimard, 2010, prix Renaudot essai), Mohammed Aïssaoui, journaliste au Figaro littéraire, s'est créé une spécialité : enquêter, sans idée préconçue ni manichéisme. Ainsi, après l'histoire du premier esclave noir éduqué à s'être révolté contre son maître blanc, le voici qui pose une question à la fois fondamentale et plus ou moins occultée : pourquoi, parmi les 24 000 Justes parmi les nations, ainsi reconnus par l'Etat d'Israël et la communauté internationale pour avoir caché, sauvé des Juifs durant la dernière guerre, n'y a-t-il pas un seul Arabe, pas un musulman de France ou du Maghreb ?
Pourtant, tous les musulmans n'étaient pas antisémites. Il est vrai que le grand mufti de Jérusalem, lui, Amin al-Husseini, était un ami de Mussolini et de Himmler, sympathisant du Reich par "haine du Juif". En revanche, le roi du Maroc Mohamed V, grand-père de l'actuel souverain, ne cachait pas ses sympathies et protégea de son mieux ses sujets juifs, et un imam de la Grande Mosquée de Paris, Abdelkader Mesli, fut, selon les recherches d'Aïssaoui, le seul Arabe déporté en camp de concentration. Or, justement, le personnage central de cette histoire, le seul Arabe qui pourrait prétendre à rejoindre les Justes, s'appelait Si Kaddour Benghabrit, un Marocain qui fut le premier recteur de la Grande Mosquée de Paris, de 1926 à sa mort, en 1954. Et il aurait sauvé 1 732 Juifs en les faisant s'échapper par les souterrains de sa mosquée. Comment expliquer, si cela est attesté, qu'il n'ait pas son nom au mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem ?
Le journaliste s'est fait "le biographe des fantômes", a dépouillé des tonnes d'archives, interrogé les rares témoins encore vivants (dont Philippe Bouvard ou Elie Wiesel), sans parvenir à se faire une religion. Benghabrit était-il un saint homme, ou un politicien ambigu, soupçonné de liens avec de hauts dignitaires de Vichy, et de malversations ? Le livre, enquête sur l'enquête, est impeccable, passionnant. Juste un peu froid : on s'étonne du retrait de l'auteur, lui-même d'origine algérienne. Pudeur d'un écrivain qui, "en écoutant le témoin, devient témoin à son tour", selon la belle formule de Wiesel.