Le roman avec son art duplice de la digression et de l'ellipse donne souvent une meilleure idée de la vérité que n'importe quel document "scientifique". Blonde de Joyce Carol Oates vaut toutes les bios sur Marilyn. Qu'en est-il de Limonov d'Emmanuel Carrère ? Mais, hormis d'anciens noctambules des années Palace, certain éditeur amateur de vodka et autres délirants iconoclastes dans le cercle de Jean-Edern Hallier et de son Idiot international, qui sait encore qui est Limonov ? Lorsqu'il débarque à Paris dans les années 1980, le punk de la nouvelle littérature soviétique est fêté pour son roman à scandale Le poète russe préfère les grands nègres. Le transfuge de l'URSS y racontait sa vie de misère à Manhattan, une version new-yorkaise trash de Dans la dèche à Paris et à Londres d'Orwell avec sodomies de grands blacks en plus. "Cela pouvait faire penser, pour la violence et la rage, à la dérive urbaine de Robert De Niro dans Taxi Driver, pour l'élan vital aux romans de Henry Miller dont Limonov avait le cuir coriace et la placidité de cannibale."
Limonov est retourné en Russie. A 65 ans, bodybuildé, bouc à la d'Artagnan, il porte beau ; sa jeune épouse mannequin au bras, il compte parmi les people de la société moscovite. Outre ses romans, qui racontent les différents épisodes d'une carrière de tête brûlée l'ayant conduit de prolo-bohème en Ukraine à majordome à New York, en passant par "Rambo" pro-Serbes ou zek ("bagnard") dans un goulag high-tech, il est célèbre sur un autre plan : la politique. C'est le leader du Parti national-bolchevique. Autrement dit, les nasbol, dont l'idéologie rouge-brun emprunte sans discrimination au fascisme et à l'extrême gauche, alliés à l'ex-numéro un mondial des échecs Kasparov dans un nouveau parti, Drougaïa Rossia, >Autre Russie...
Lorsque se crée la revue XXI, Emmanuel Carrère est mis à contribution sur la Russie. La journaliste Anna Politkovskaïa, championne des libertés et virulente critique de Vladimir Poutine, vient de se faire assassiner. Un sujet en soi. Mais quand parmi la foule des sympathisants venus lui rendre hommage, l'écrivain français reconnaît Limonov entouré de ses skinheads, Carrère a trouvé son sujet ! Quel paradoxe ! Politkovskaïa avait dans son journal pris fait et cause pour ces jeunes nasbol qui aspiraient à autre chose qu'à une Russie mafieuse pourrie par l'argent. Renseignement pris, d'autres figures de la démocratie comme Elena Bonner, la veuve du prix Nobel de la paix Sakharov, disent la même chose ! C'est à n'y rien comprendre. L'article a paru mais il faudra un livre pour comprendre que justement les choses ne sont pas si simples. Portrait et parcours d'Edouard Savenko, où l'on voit comment le futur Limonov, fils d'un sous-officier du NKVD (1) et d'une mère qui le menait à la trique, ne rêvait que d'une chose : sortir de son trou ukrainien. Il veut être grand écrivain et voyou, il se choisit donc le pseudo de Limonov en référence à limon, "le citron", pour l'acidité et à limonka, "la grenade qu'on dégoupille", pour la violence. Emmanuel Carrère, avec une clarté d'écriture non dénuée d'ironie, montre un ressort psychologique très fort chez ce "Barry Lindon soviétique" : l'incommensurable désir d'une vie qui se transcende (la vie, la vraie, ne tient pas ses promesses) et, a contrario, la paranoïa de l'usurpation : qu'un autre (forcément médiocre) vous pique la place. C'est dans sa famille le syndrome du capitaine Lévitine, l'intrigant qui souffla le poste de directeur de boîte de nuit au père de Limonov. Chacun a son capitaine Lévitine, pour l'auteur de Journal d'un raté, c'est bien sûr cet "enculé de Brodsky"... Tout l'art d'Emmanuel Carrère est de fondre l'histoire de son antihéros dans une immense fresque géopolitique russe qui se déploie de la fin du stalinisme à Poutine en passant par la perestroïka de Gorbatchev. Limonov, c'est l'ampleur d'un grand roman russe doublée de l'élégante lucidité d'un moraliste français.
(1) L'un des avatars de la police politique : Tchéka, GPU, KGB, aujourd'hui FSB.