Le regard à nu. Le drame de la conscience, c'est la solitude. Ça commence très tôt. On se rend compte qu'on est en fait séparé du sein de sa mère. Puis, que l'image dans le miroir n'est pas soi. Notre reflet n'appartient qu'à la surface réfléchissante. Et nous, à personne. On est juste dans le monde. La lucidité de l'enfant est pleine de silence. Enfant, c'est infans en latin : celle ou celui qui ne parle pas. L'enfant se contente d'observer le réel tel qu'il s'offre à son regard sans fard. L'écrivaine et poète danoise Tove Ditlevsen (1917-1976) signe entre 1967 et 1971 des mémoires en trois volumes qui firent date. La trilogie de Copenhague paraît aujourd'hui dans une traduction inédite chez Globe. Dans le premier volet, Enfance, l'autrice, née dans un milieu ouvrier pauvre, raconte ses premières années auprès d'une mère aux sautes d'humeur indéchiffrables. De dix ans plus jeune que son époux, la mère parle souvent de sa jeunesse si gaie avant de rencontrer cet homme du Jutland aux prétentions littéraires qui lui demanda sa main quand « elle était vendeuse dans cette boutique où il était mitron ». « Quand elle parle de lui, il devient une autre personne que mon père, se souvient l'autrice, un être issu des ténèbres qui écrase et détruit tout ce qui est beau, lumineux et joyeux. » La mère ne l'appelle plus « papa » mais « Ditlev ». Peut-être n'est-ce qu'une affaire de mots. Ces mots qu'elle découvre et ne comprend pas, comme « affliction » dans ce livre de Gorki, ces mots qui bien souvent dans la bouche des grands ne correspondent pas à la réalité. Pourquoi surnommer Ludvig « la Belle Gueule », vu qu'il a un bec-de-lièvre ? Et Lili « la Jolie » ? Alors qu'elle est si laide... Mais la narratrice les sait magiques aussi, les mots, comme lorsqu'ils dansent sur un air que chante maman, ou s'élèvent par la grâce des psaumes à l'église. Quoique la religion, son père n'aime pas trop, il préfère entonner des hymnes militants autour du sapin à Noël. Les mots sont ses anges gardiens « tissant une sorte de membrane protectrice ». La petite Tove souhaite un jour les servir, et devenir poète, déclare-t-elle tout de go. Son père fronce les sourcils, sa mère et son grand frère Edvin éclatent de rire.
Hans la Gale dans sa roulotte de l'Armée du salut, Raiponce à « la chevelure d'or [qui] brille comme si elle reflétait la lumière d'un lampadaire invisible », la belle Ketty, fille de la voisine, qui ressemble à Blanche-Neige et sort tous les soirs... Les personnages du passé s'animent dans le théâtre de la mémoire de Tove Ditlevsen, portés par son écriture à la fois fluide et acérée, faisant vibrer derechef toutes les sensations d'Istedgade, l'étroite rue du quartier ouvrier de Vesterbro, qui fut son monde, le sera toujours. Car l'enfance est là, qui ne vous quitte jamais. Sauf à trouver un passage secret par où fuir. « Mais si on ne connaît pas ce raccourci, il faut alors supporter l'enfance et la traverser heure après heure après un nombre interminable d'années. Seule la mort peut en délivrer, c'est pourquoi on pense beaucoup à la mort et on se la représente comme un ange vêtu de blanc plein de bienveillance, qui une nuit viendra poser un baiser sur vos paupières pour qu'elles ne s'ouvrent plus jamais. » Dans sa cinquante-neuvième année, Tove Ditlevsen, après maintes dépressions et au terme d'une vie minée par l'alcool, prend des cachets pour s'échapper enfin de son enfance.
La trilogie de Copenhague. Vol. 1. Enfance
Globe
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 18 € ; 160 p.
ISBN: 9782383612551